Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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« On n’est vieux qu’une fois ! »

Je cite entre guillemets ce magnifique "bon mot". Un de mes excellents confrères écrivain me l’avait lancé crânement, en réponse à ma flatterie sur la forme brillante et la vigueur dans lesquelles il portait les jours de son grand âge.

Quant à sa personne, il pouvait de plein droit se vanter comme d’une chose positive de cet état que nous avons l’habitude d’affubler d’un signe négatif dans la colonne des débits, comme l’absence ou la régression de la jeunesse ; lui, à la plénitude de sa force physique et intellectuelle, il pouvait tranquillement assumer la responsabilité qu’entraîne cette prétention.

Mais à bien y penser, ce bon mot possède aussi un sens général. Simplement pour la raison que ce que la conception exagérément "naturaliste", faussement scientifique, superficielle et précipitée appelle vieillesse, cet état a une durée bien plus longue que cet autre état qualifié de "jeunesse". Donc, face à la devise « on n’est jeune qu’une fois » la nôtre devrait être celle-ci : « on n’est vieux qu’une fois – mais longtemps ».

La formulation lyrique et individualiste, avec ses exigences esthétiques et érotiques, identifie d’une manière naturellement sympathique pour nous tous, le but et le sens de la vie avec les opportunités qu’offre la jeunesse du corps. Il n’existe pas un seul vieillard alerte et ingambe qui ne se délecterait du printemps de la beauté ou ne lui céderait, sans jalousie, le plus beau terrain de chasse de l’âme, celui où sévit la joie de vivre individuelle, libre et sans limites, guidé par la flèche de l’imagination, ce pouvoir heureux que ne contraint pas la loi de l’espace et du temps. Le clash entre vieillesse et jeunesse a commencé là et au moment où, dans le monde de la réalité, il ne s’agissait pas d’individus mais de foules, des dimensions de l’espace et du temps, de choses pratiques, et disons-le clairement, il s’agissait de politique, quand c’est sur le pupitre du chef de l’orchestre de la mise en ordre, de l’harmonie-réalité, qu’a éclaté la confusion des notions : cette ineptie mathématique de considérer que cinquante c’est moins que trente. C’est après la grande révolution chargée de sentiments, au début du siècle dernier, que l’esprit du temps a essayé pour la première fois d’installer le héros de la "volonté" et de la "force" ayant vocation de diriger, sur le trône de la raison : la vision sanguinaire d’une ivresse mythique, à travers Napoléon, a peuplé, pendant quelques années, l’horizon de rêves naïfs, et par le canal de Schopenhauer, Wagner et Nietzsche elle a guidé jusqu’à nos jours, sous les couches des Temps, ce combustible ardent qui vient de produire deux éruptions volcaniques simultanées en Europe, à travers la soupape de la moindre résistance. Aujourd’hui « la jeunesse aux commandes » est de nouveau à la mode : la révolution plutôt que l’évolution, cette conception de la thérapie matérielle et morale du monde que je qualifierais de chirurgicale, qui place la témérité et la maîtrise de soi au-dessus même de la compétence. Des succès plaisants justifient cette conception, tout au moins pour la durée des préparatifs de l’opération prétendument nécessaire, et le médecin "conservateur" hausse les épaules et s’écarte : après tout ce qui compte pour lui c’est la vie du malade, et si celui-ci fait davantage confiance au chirurgien… La confiance elle-même peut faire des miracles.

Partout dans le monde la jeunesse active est de nouveau à l’honneur, et l’autre type d’homme luttant avec les notions d’un sens précis défini par l’arme de l’âge mûr que Napoléon appelait "l’idéologue" (accompagné d’un accent pas franchement flatteur), le dictateur d’aujourd’hui le qualifie si clairement et rondement de bavard écervelé et nuisible, que l’accent passionnel joint paraît déjà superflu. Mais la passion est la vertu de la jeunesse, or en général paraître jeune est devenu depuis Napoléon une condition de l’autorité intellectuelle et non seulement physique ; la physiologie moderne eut beau démontrer que parmi tous nos tissus cellulaires c’est justement le tissu nerveux, matière de notre cerveau qui est le plus durable dans les circonstances normales : sa différenciation, autrement dit son évolution, est constante. Curieusement l’instinct y croyait davantage que la science, c’est clairement visible dans les traditions des peuples aristocratiques. J’ai déjà relaté le cas amusant d’une ancienne actrice qui, en tant qu’épouse d’ambassadeur, était célébrée en Chine par la société fermée des mandarins. À la question coquette de la dame : « alors, quel âge vous me donneriez ? » et à sa déclaration : « sachez que j’ai trente ans », le mandarin confis de courtoisie protesta d’émerveillement : « c’est impossible ! Étant donné votre grande sagesse, déesse au regard lumineux, je t’aurais donné au moins soixante ans ! » Bien sûr, aujourd’hui et en Europe, surtout vis-à-vis des femmes, nous avons oublié qu’une telle évaluation est après tout aussi possible – mais jusqu’à la révolution la perruque poudrée de blanc faisait encore partie de la coquetterie. Le monde a changé depuis, et aujourd’hui nous sommes au même point que le parvenu qui n’a pas beaucoup d’estime pour les vieilleries de trois cents ans, alors qu’il peut acheter du neuf à la place. « Le premier cheveu blanc » ne remplit pas de frayeur nostalgique seulement le poète lyrique, l’homme politique bannit lui aussi de sa cosmétique les signes couverts de patine dont la chasse serait à la rigueur compréhensible chez le comédien qui travaille avec son corps. Et passe encore s’il ne s’agit que du corps. La jeunesse d’esprit que nous pouvons aussi qualifier d’immaturité par euphémisme, épingle ses insignes orgueilleusement et impérieusement, non en tant que symbole de bonne santé et d’aptitudes, mais très précisément celui de la jeunesse. La tête rasée et chauve de l’aristocrate intellectuel latin ne doit pas tromper – ce port n’est pas celui de la vanité honteuse de la vieillesse, mais c’est le renoncement fier à toutes sortes de crinières, fourrure et lainages de l’homme d’esprit, qui proteste plus que tout contre notre origine animale. L’aristocrate intellectuel d’aujourd’hui ne renonce plus du tout à ces poils, il veille seulement à ce qu’ils ne le trahissent pas – il ne rougit pas de son origine animale, seulement il ne montre pas ostensiblement ses faiblesses, s’il ne menace pas de ses griffes et s’il ne claque pas des dents, ce n’est pas par pudeur, mais parce que ces armes ont déjà vieilli dans le corps de l’espèce humaine. Il renonce en tout cas à la barbe, il trouve que ça ne fait pas assez jeune, il se contente de porter la moustache mais sans la laisser pousser pointue, il en laisse tout juste assez pour qu’elle soit menaçante, martiale, pense-t-il, signe de sa jeunesse insolente.

Et pourtant, ce charme ne dure qu’un temps, il finira et les yeux se dessilleront. Il suffit d’attendre. Je reconnais que je ne me donne pas le beau rôle en vous encourageant si peu. La devise enthousiasmante « l’avenir est à vous ! » s’adresse naturellement aux jeunes, puisque l’avenir appartient bien sûr à celui qui a plus de temps pour l’attendre. C’est peut-être la première fois que la sagesse humaine adresse cette devise encourageante aux vieux – à bas le pessimisme, notre heure viendra ! Mais la reconnaissance évoquée plus haut que la vieillesse dure physiquement plus longtemps que la jeunesse, adoucit la résonance paradoxale des mots. Oui, mon cher jeune ami, combattant affirmé de la conception politique régnante – moi, en tant que vieux, en réalité je survivrai à toi en tant que jeune, puisque dans vingt ans je serai toujours vieux, mais toi, tu ne seras plus jeune – alors, qu’en dis-tu ? Dans le fond donc, c’est moi le plus fort – gare à toi, donc ! Tu ne fais que te vanter et menacer – moi je parle avec tact – sais-tu seulement que bientôt trois séries de vingtenaires m’auront rejoint au rang des vieux de trente, quarante ou cinquante ans ? Petit à petit ces anciens jeunes ont tous approuvé ma vieille raison, ils se mettent en rang derrière moi, en face de toi, toi qui t’apprêtes à perdre ton unique trésor, arme et raison d’être, ton arrogance de vingt ans !

Tu n’as vingt ans qu’une seule fois, mais moi, dans dix ans, j’aurai trois fois vingt ans – c’est à moi que tu cherches querelle, fiston ?

Tu ferais mieux de te préparer à la vieillesse – état plus long, plus réjouissant et plus intéressant que le tien : selon la loi biogénétique de l’âme, tu n’es pas encore né en tant qu’homme achevé – comment oses-tu parler de révolution, d’amendement de l’ordre établi ?

Attends d’être vieux comme nous !

Car c’est nous, vieux, qui ferons la révolution de demain, nous qui aurons moins à perdre, pour nous – et plus à gagner pour vous.

Que balbuties-tu ironiquement sous ta moustache naissante, pas plus grande qu’un timbre ?

La mort ?

Qu’est-ce que c’est ?

Toi, tu te la rappelles peut-être encore – tu en es plus près, c’est de là que tu viens – moi, je l’ai oubliée. En cinquante ans je me suis habitué au contraire à la vie – aujourd’hui, si tu veux, je la sens trois fois plus réelle que toi.

Quant à la mort…

Oui, oui, mon cher jeune ami – j’en ai vaguement entendu haranguer quelque chose, quand j’étais jeune.

Franchement, je n’y crois pas.

Ou plus précisément…

C’est une chose qui doit exister – mais pas au sens où tu l’entends.

Vous vous êtes mal exprimé, les enfants.

Je vous la préciserai dans vingt ans, avec des mots sensés et définitifs, donc révolutionnaires.

Je l’illustrerai aussi le cas échéant.

 

Pesti Napló, 27 février 1938.

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