Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
nouvelle Babel
En ma qualité de président de divers groupes
hongrois de la langue internationale artificielle, j’ai essuyé le reproche tout
à fait légitime de négliger ma participation au mouvement, dont j’étais un
fervent adepte jusqu’à il y a peu d’années et je le resterai d’ailleurs jusqu’à
la fin de mes jours.
Permettez-moi d’évoquer mes excuses, sinon
devant la publicité d’une estrade, au moins auprès du lecteur de mon papier
solitaire.
Oui, j’avoue que mon activité enthousiaste
s’est paralysée dans la pratique – mais non en raison d’une diminution de ma
foi dans le succès. « On ne se bat pas dans l’espoir du succès[1] » - dis-je avec Cyrano, s’il s’agit
d’un combat. Tel que je me connais, un affadissement de l’activité vers les
objectifs se produit rarement en moi à cause de l’accroissement des obstacles
intermédiaires ou l’éloignement du but. C’est dû bien plus à la reconnaissance
d’un autre objectif sans l’approche duquel l’enthousiasme de l’effort vers le
premier devient relatif, illusoire, voire ridicule.
Mon cher jeune ami, vous qui récemment
m’avez fait ledit reproche, permettez-moi de réitérer par écrit, autrement dit
en termes plus précis, ce que je vous ai répondu alors verbalement.
Bien
sûr, je me souviens très bien de mes anciens écrits et discours, sur cette
langue véhiculaire artificielle,
cuisinée dans l’atelier de l’intelligence et de la bonne volonté de l’homme
adulte, librement, indépendamment des dialectes provenant de l’instinct
articulé ; de ma métaphore sur le haricot et le médicament qui avait la
vocation de cicatriser la vieille blessure, trace du châtiment divin : être
incapable de nous comprendre, de comprendre la parole de l’autre, châtiment par
lequel, sous
Alors essayez d’imaginer, jeune homme, vous
qui êtes membre enthousiaste du parti politique auquel vous appartenez (parti
qui compte beaucoup de fidèles de par le monde, comme vous aimez vous en
vanter), essayez d’imaginer ce qui se passerait si par le plus grand des
miracles ce rêve divin se réalisait maintenant,
du jour au lendemain, en plein milieu du vingtième siècle !
À compter de demain matin tous les mortels
de la Terre, en plus de leur propre langue, comprendraient et parleraient
couramment la langue artificielle.
Quel cauchemar apocalyptique, prendrait la
place de la merveilleuse hallucination – pire que l’ancienne Babel où seuls les
mots faisaient confusion, et la cause du problème était justement que chaque
bâtisseur désignait la même notion
par un autre mot, pourtant ils avaient tous la même pensée : la Tour,
qu’ils commencèrent à appeler les uns "Torony",
les autres "Tower", encore d’autres "Turm",
sans raison, dans la confusion.
Savez-vous ce qui adviendrait le
lendemain ?
Un brouillamini maudit, bien plus horrible
que dans l’ancienne Babel, en sortirait dès l’heure de midi. D’accord, tout le
monde désignerait la Tour par le même terme, par exemple par le mot espéranto
mélodieux "la Turo". En revanche…
Par contre, les bâtisseurs se regarderaient
avec plus de frayeur encore que cet autre matin biblique ; ils se
rendraient compte qu’entre-temps, et surtout durant les cinquante dernières
années, s’est complètement embrouillée cette certitude que l’on croyait
définitive et réglée, qui avait rendu tout de même possible que, plutôt que
bêler ou japper, nous nous communiquions à
l’aide de mots le contenu de nos idées, à propos d’objets ou de phénomènes.
Concernant la nature ou l’appartenance de ces objets ou de ces phénomènes, leur
importance en ce qui nous concerne, nous hommes (et même les animaux), le mot
n’est de toute façon qu’une convention, à l’instar des conventions dans le jeu
de cartes dont tous les partenaires savent qu’ils s’assoient pour y jouer en
vue de gagner.
En effet, aux alentours de midi
apparaîtraient quelques petits problèmes.
Un homme (ou un groupe d’hommes) continue
de comprendre par "la turo" un bâtiment qui
s’amincit verticalement du bas vers le haut. Il n’aurait pas trop de problèmes
avec un autre pour qui le bâtiment ne s’amincit pas mais s’élargit vers le
haut. Mais il y a un troisième pour lequel la tour n’est pas un objet vertical,
mais un objet horizontal. Et que feraient-ils tous avec le quatrième qui
participe aux pourparlers en étant persuadé que la chose en question n’est pas
du tout un objet mais une certaine antipathie à l’égard du plaisir que l’on
peut tirer de la confiture de carottes ? Je suis sûr que chez nous on
trouverait sûrement un brave patriote ou un national-socialiste qui déclarerait
d’emblée que ce que l’on appelle "la turo",
représente en réalité, depuis le début et jusqu’à la fin des temps, cette
mixture de couleur blanche en laquelle se transforme le lait si on l’écrème –
et il n’y a que ces salauds de libéraux et ces "intellectuels" qui
déforment tout, qui essayent de donner une autre interprétation à la chose,
afin de détourner l’attention de la dangereuse association mondiale qui a
écrémé le lait et ne nous a laissé que cette mixture.
Et la conversation en langue unique en serait
coincée, coincée pour longtemps, car au préalable il faudrait de nouveau se
mettre d’accord pour qu’à l’avenir lorsque nous prononcerons le mot
"tour", à quel bidule divin nous devrons penser parmi tous les
bidules divins. Et cela repousserait très loin le temps où nous pourrions
recommencer à user des termes tels que "homme", "race",
"désir" ou "volonté" – autrement dit des notions (notion !) dont les avis (avis !) sont encore très divergents
– puisque malgré ces jolis termes si répandus d’aucuns nient qu’ils
représentent quelque chose de tangible
– et où serions-nous encore d’un accord sur la signification du terme
"raison" ! La conversation serait coincée comme la partie de
cartes est coincée si chaque joueur veut appliquer des règles différentes.
Ne pensez-vous pas, mon cher ami, qu’avant
de lancer un mouvement il conviendrait de se mettre d’accord sur ces
conventions, pour à l’avenir donner aux "termes" une désignation
unifiée à l’intention du monde entier ?
Oui, oui – même si vous affichez un sourire
ironique – encore et toujours, et même si mon sombre "ceterum
censeo"[2] est noyé dans la dérision – la victoire de
la langue universelle artificielle doit être précédée par la Nouvelle
Encyclopédie, sinon cette victoire se noiera dans l’échec et l’infamie. Il
convient d’imposer à la société humaine rétrécie, à notre globe terrestre
rapetissé par la révolution des transports, d’apprendre l’espéranto des notions
avant d’apprendre l’espéranto des mots ;
il convient de la lui imposer, sans quoi, tel un porc noyé dans sa graisse,
elle périra dans sa propre richesse, dans les innovations techniques qui
relient les hommes mais font aussi qu’ils ont besoin les uns des autres.
Mon cher ami, la situation est telle qu’à
l’heure actuelle un Zoulou et un Lapon se comprennent mieux, au-delà du
langage, par gestes et par grimaces, que moi je ne comprends ou que je ne suis
compris par mon excellent confrère écrivain, collaborateur du journal d’extrême
droite, pourtant nous parlons tous les deux correctement et savamment le
hongrois… le hongrois !...
Que ce terme est relatif !
Il y a trois ans, à Londres, je me suis
entretenu pendant une heure avec d’aimables hommes politiques anglais. Lorsque
ultérieurement on m’a demandé de quoi il s’agissait, j’ai répondu : je ne
me rappelle plus avec précision, mais je sais qu’une telle occasion me faisait
défaut depuis longtemps – pouvoir parler hongrois en langue anglaise.
En effet, dans notre langue "parler en
hongrois" veut aussi dire : parler intelligemment, du cœur, de façon
humaine.
Pesti Napló, 8
mars 1938