Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Autisme
Oui, cher lecteur, tu m’as bien compris – toi, seul, individu
solitaire qui prend en main le journal, le matin au lit, ou au bureau, ou
retiré dans un coin du café, oui, il s’agit de toi, de ta personne, ne reluque
pas soupçonneusement à gauche et à droite en te demandant de qui il peut
bien s’agir. Je veux bien croire que tu as perdu l’habitude ces dernières
années que quelqu’un un jour s’adresse à toi, qu’on parle de toi, qu’on pense à
toi, que tu puisses être le sujet de conversations d’autrui, non en ta qualité
d’homme public si tu es un homme public, non en ta qualité économique si tu es
pauvre ou riche, et non en ta qualité politique parce que tu appartiens à tel
ou tel parti – qu’en dis-tu, c’est incroyable, n’est-ce pas, pas même en ta
qualité raciale, juste comme ça, pendant que tu fais balancer deux jambes et tu
flottes, toi, sur ta chaise à quatre pieds – parce que tu ne lis tout de même
pas debout, n’est-ce pas, debout on peut tout au plus écouter la radio – oui,
camarade, c’est à toi et seulement à toi que parlent ces lettres de plomb qui
défilent dans un ordre sérieux, autoritaire, soldatesque, c’est vers toi,
Personne Humaine, qu’elles ouvrent un front, c’est toi et devant toi que salue
l’alignement du Titre et du Texte comme si tu étais un parti, ou une foule dans
la rue, ou un défilé militaire, ou autre Formation à laquelle de nos jours on
aime s’adresser et on y a intérêt. Tu as perdu l’habitude d’un tel grand
honneur, je le lis sur ton visage gêné et étonné, pauvre empereur détrôné que
tu étais encore il y a peu, sur le velours usé de ton trône – le poète a bien reconnu
ton rang, lui aussi (« je suis comme tout homme une Majesté »[1]), majesté des empereurs officiels et des
foules magnifiques. C’est pourtant ainsi, il ne s’agit pas ici d’un brûlot,
d’une affiche ou d’un décret – c’est une lettre privée qui t’est adressée à
toi, sous cette forme trompeuse…
Eh bien cette forme trompeuse signifie
simplement que tu apparais en un très grand nombre d’exemplaires, en autant
d’exemplaires qu’il y a de molécules dans cet Être géant, dans cette Foule que
l’on place de nos jours au-dessus de toi, que l’on suppose plus intelligente,
plus sage, plus déterminée que toi – en tout cas supérieure et plus importante.
Tu sais quoi ? Suspendons une minute notre discussion sur ce point. Le
fait qu’une foule est d’une tout autre nature que l’ensemble de ses composants,
c’est une évidence, trente ans d’expériences scientifiques l’ont prouvé et
l’ont promu en une quasi-thèse scientifique – par chance il manque encore l’explication
exacte et tant qu’elle n’est pas née, qu’on puisse se bercer dans ce beau doute
mystérieux que "l’autre nature" ne signifie pas plus dans la magnifique aventure de l’Homme sur cette terre et que
pour le moment c’est quand même Toi qui représentes l’homme, toi, l’Individu –
pas à la façon d’une culture animale ou végétale où, bien sûr, les
"exemplaires" suivent l’ordre du génie des différentes espèces et non
le contraire.
Mais, je le répète, n’en parlons pas
maintenant. Tu n’as pas le temps de méditer sur des choses comme ça, je vois
bien que tu as des soucis, des problèmes plus actuels, tu tentes de te
retrouver dans la multitude, comme si elle n’était pas composée d’unités qui te
ressemblent, comme si c’était une masse continue, une mer dans laquelle ta
barque affolée chercherait à trouver son équilibre – et comme cette mer est
houleuse ! Je te vois filer près de moi, le regard méditatif, dans la rue,
ou devant une vitrine de magasin, ou sur la banquette d’une auto – tu médites,
de temps en temps tu relèves la tête, tu te passes la main sur le front, tes
lèvres remuent comme si tu soliloquais ou répondais à quelqu’un. Parfois il
m’est difficile de résister à me planter près de toi, amusé, et à ne pas
"répondre" à une question justement soulevée qui s’inscrit sur ton
visage – connais-tu la magnifique nouvelle d’Edgar Poe sur les deux vieux
amis ? Ils traversent la forêt, deux taiseux, quand, au bout d’une
demi-heure, l’un se met à parler, fait une remarque en réponse à la pensée de l’autre – ils se connaissent depuis si
longtemps, ils connaissent les ressorts de leurs associations d’idées, qu’il
est inutile qu’ils se parlent : par la voie des idées associées tous les
deux parcourent la même distance dans la même direction – ils en sont au même
point quand ils reprennent un contact oral. C’est ainsi que je suis avec toi,
et il n’est même pas nécessaire que je nomme de quoi il s’agit, de quoi pourrait-il s’agir ? Toi comme moi
et tout homme sensé, tu te demandes dans ce coin problématique de
l’Europe : que se passera-t-il, que pourra-t-il se passer, comment
évoluera le monde autour de toi, le monde dans lequel tu devras faire ton trou
moralement et pratiquement, pour que la chèvre de ta vie mange à sa faim et que
le chou de ta conscience reste, lui aussi, intact ? L’homme est un machin
bizarre, il ne supporte pas que ce chou soit sacrifié à la chèvre, mais en quoi
tu seras avancé avec ta conscience à laquelle on ne joint pas une vie
aussi ?
Ne te berce pas d’illusions, brûlots,
discours et décrets ne servent à rien : tu dois régler le problème
toi-même, inutile de regimber – une conscience artificielle n’a pas encore été
inventée, pas plus qu’une âme ou un cœur artificiels – tu ne peux tout de même
pas vivre à plus long terme pourvu de tuyaux, ta raison et ton intelligence nourries artificiellement, via les
intestins, par des slogans liquides.
Ça ne marche pas, tu en paierais le prix,
d’une manière ou d’une autre tu en périrais, je ne recommande aucun remède
extérieur. Tu dois te fortifier, fiston, pour que ton âme arrive à digérer pour
toi ce qu’on y a fourré de l’extérieur.
Bien sûr, l’estomac vivant n’est pas en
trop bon état. C’est épouvantable tout ce qu’on y a fourré depuis tant d’années
– cela ne m’étonne pas que toute cette pitance infecte l’élance, le fasse se
retourner, se soulever, se tirailler, écœurer et vomir – oui, tu te sens
dégoûté de toute "nourriture psychique". Tu as de quoi te sentir
dégoûté, tel que je connais ton menu : en grande partie margarine et
soporifiques.
Ce n’est pas de cela qu’on a besoin
maintenant. S’il existait un remède recommandé comme léger purgatif du cerveau,
c’est cela que je te recommanderais plutôt, pour un grand nettoyage, suivi d’un
petit repos, dans un maintien décontracté, confortable.
Je vois ce qui ne va pas pour toi, car je
sais ce qui ne va pas pour moi. Je suis dans le même cas que toi, crois-moi. Tu
peux me faire confiance.
Ce dont tous les deux nous devons le plus
nous méfier, c’est la crédulité – la
maladie la plus fréquente de notre âme, en des temps difficiles, l’obstacle
principal à la formation d’une foi
saine, utilisable. Mais il ne suffit pas de n’être crédule vis-à-vis des autres
– tu dois aussi être prudent vis-à-vis de toi-même, avant tout de toi-même, qui
te tient le plus souvent compagnie ! Un neurologue formidable nommé
Bleuler[2] a distingué une certaine disposition
maladive à laquelle nous sommes tous enclins : il la nomme autisme, cet état de notre imagination
qui détruit l’intelligence. Je le définirais concisément mais assez clairement
ainsi : considérer quelque chose
comme vrai parce que cela nous ferait du bien que ce soit vrai.
Méfie-toi de l’autisme, témoin de grands
temps et de mots encore plus grands, mon cher contemporain ! Ces grands
mots emportent, bercent, endorment et font pétiller ton imagination, à l’instar
de l’opium ou du vin – prends garde, ils te poussent à la folie et au
déséquilibre mental. Poursuis plutôt ta recherche, dans le doute et prudemment,
de la vérité vraie qui, même si elle
est une pensée moins agréable, te rassure parce qu’elle t’apprend à t’adapter –
ne te crois pas toi-même dans cet état non fiable ! – le monde n’a pas
changé, tu vois une image nébuleuse de tes rêveries d’ivresse et non la
réalité !
Mais rassure-toi, toi aussi, possédé d’un
autisme de nature contraire, qui dépeins l’avenir en images effroyables, parce
que tu crois tout aussi vrai ce que tu
crains, que l’autre le croit vrai parce qu’il y aspire. Vous êtes fous tous
les deux, des fous exigeants et hystériques ou des fous mélancoliques et
paniqués. L’avenir ne justifiera aucun de vous deux. Il appartiendra à celui à
qui il a appartenu : à la conscience honnête, qui a toujours gardé le
monde en vie.
Pesti
Napló, 30 mars 1938.