Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Le nouveau Hamlet

Qui, parmi vous, mes amis friands de romans et de théâtre, ne connaît le charmant jeu de l’imagination, et vous grands amateurs d’art - ce jeu qui nous a déjà tous amusés, en solitaire ou en société : que deviendraient les héros de roman, les rôles dramatiques, leur destin, leurs paroles, leurs pensées, dans un quatrième ou un sixième acte, ou encore si, dans le roman, le rideau du mot magique Fin était tombé plus tard ? Comment se comporteraient dans notre époque Gargantua et Pantagruel, Don Quichotte, Gulliver, Robinson, Madame Bovary ou Raskolnikov ? Des romanciers à succès se sont bien essayés, profitant de la curiosité du public, à ressusciter ces héros populaires, mais ce furent autant de tentatives de foire. La conscience tolstoïenne  a été peut-être la seule à ne pas avoir été contrainte par un intérêt extérieur, mais par un ordre intérieur, de ressusciter une de ses figures classiquement dessinées, donc réglée par le destin dans son caractère, et la contrôler dans la tempête de conditions différentes. C’est ainsi qu’est née l’héroïne de Résurrection, un cri entêté et admiratif pour la foi de l’auteur qu’il existe quelque chose en l’homme qui ne permet pas, qui n’a pas permis, même au dix-neuvième siècle jurant par "les lois de la nature", la représentation naturaliste, quasiment zoologique de l’homme. Imaginer la résurrection de personnes ayant vécu réellement est encore plus excitant, mais aussi plus grotesque, que ces exemples. Que dire alors de l’idée tout à fait saugrenue de vouloir creuser, en pensée, les briques des constructions inamovibles et pour toujours inaccessibles du passé - que se serait-il passé si ceci ou cela, si le nez de Cléopâtre avait été plus long, ou si Napoléon avait choisi de retourner en Corse pour reprendre l’étude d’avocat de son père ? Il y a quelques années le roman anglais intitulé "If…" a été un grand succès ; il tentait d’analyser les événements de l’histoire, causes et conséquences, sur cette base, en démontant et remontant les maillons de la chaîne de fer de la logique dans un jeu de société amusant, comme si la vie n’était pas une réalité mais une image onirique ou le jeu de patience d’un dieu qui s’ennuie.

Notre envie de combiner les choses est encouragée, je crois, à de tels jeux de l’imagination par le fait que les héros en question, qu’ils soient fictifs ou réels, sont eux-mêmes des hommes, pourvus d’imagination et de libre arbitre qui, s’ils ont suffisamment de pouvoir, l’exercent envers autrui. Mais il peut aussi arriver qu’ils risquent sur eux-mêmes ou qu’ils essayent de changer leur "destin" déterminé par leur "nature" - pour l’expérience elle-même, j’ai failli dire : pour rire, pour que les choses ne se passent pas telles qu’elles "doivent se passer" ou "comme elles sont écrites". Coriolan s’est tourné contre sa patrie et César s’est rendu à la séance fatale - mais Talleyrand a sauté de côté sous la gouttière qui s’écroulait et Marx dans ses dernières années, pas tout à fait pour rire, j’en ai l’impression, a souvent répété : « Moi je ne suis pas marxiste ».

Tout cela me vient à l’esprit à propos d’une comparaison qu’aimait utiliser un éminent ami, journaliste et homme politique. Lors d’un débat vif à la rédaction, sur quoi à votre avis ? Sur la situation européenne : comme ci et comme ça, comment il faut l’interpréter, que peut-on attendre de l’avenir, etc. Tous les participants du débat étaient des hommes intelligents, cultivés, bien informés, il y avait aussi des écrivains, des athlètes de l’imagination et de la présentation - une vapeur colorée tourbillonnait dans l’air. C’en est fini de la culture en Europe, Spengler l’a dit, pensaient mélancoliquement les pessimistes. Elle n’est pas finie du tout, la vraie ne fait que commencer, rétorquaient les optimistes sanguins, seulement pas à la façon dont vous, libéraux destructeurs, l’aviez imaginé, mais tout autrement. L’Europe naissante sera celle des hostilités, de la sévérité, de la discipline et de la vitalité, celle d’une évolution pertinente, celle de la victoire. Kraft durch Freude, la force par la joie, ou ce que vous voudrez, ou ce que vous ne voudrez pas, mais vous le refuseriez en vain puisque c’est le sens de l’Histoire. À la fin j’ai dû moi aussi intervenir, pour ma perte, je suis incapable de tenir ma langue, c’est plus fort que moi, je dois philosopher. Dites-moi enfin une fois pour toutes, bêlai-je prudemment, ce que c’est que l’Histoire. Je n’entends que ça ces jours-ci, que l’Histoire veut quelque chose et on ne peut rien contre. Ici j’entends toutes sortes de prédictions, toutes sortes de contradictions, que l’avenir sera comme ci ou comme ça. Chaque devin part de l’hypothèse d’avoir réussi, lui, à découvrir le sens secret de l’histoire, qu’il a trouvé une fente dans la boîte de Pandore, qu’il a reluqué à l’intérieur et qu’il va nous dire ce qu’il y a vu. J’observe que cela peut être un jeu amusant, mais ne pourrait-on pas jouer une fois à autre chose ? Dites par exemple, chacun séparément, quelle est votre intention. Non, je n’entendais pas par-là : comment vous vous efforcerez à vous faire une place dans le monde qu’apportera l’Histoire. Je demandais ce que vous feriez si Vous étiez l’histoire, disons, si vous étiez ce Grand Homme qui donne sa forme au monde, celui qui en général doit son succès à ce que lui, comme il le dit lui-même, est le représentant et l’annonciateur de la Volonté de l’Histoire, voire son exécuteur. Le jeu que j’ai proposé n’a apparemment pas plu à ces messieurs, ils ont haussé ironiquement les épaules, c’est une ânerie, ont-ils dit, aucun d’eux ne se sentait être l’envoyé de l’Histoire. J’avais beau répéter que ce n’était qu’un jeu, qu’ils essayent de s’imaginer dans la peau du Grand Homme. À la fin mon ami dont je parlais s’est tourné vers moi : eh bien, c’est à toi de commencer, que ferais-tu, toi ? Je me suis mis aussitôt, avec empressement, à improviser. J’ai esquissé un système qui, je présume, ressemblait à La République de Platon, et s’il y avait quand même dedans quelque chose d’original, cela était dû à ce que je n’ai pas lu La République de Platon. Notre ami intervint et demanda sur quoi je me basais pour affirmer qu’une chose de ce genre pouvait être réalisée. J’ai commencé à balbutier quelque chose sur la bienveillance humaine, il a affiché une moue de mépris et sur le ton du théâtre classique il a cité Hamlet face aux émissaires : « Des mots, des mots, des mots ! », bien sûr, avec une coloration méprisante, presque dégoûtée, dans la voix.

Je me suis rudement fâché, mais ils ont clos le débat. Alors, selon ma vieille habitude je bascule ma réponse sur la dimension de ce papier et « je dis au monde entier » ce « qu’à nul ne peux confier » car voici comment vous êtes : une personne à la rigueur est capable d’écouter ce qui vous fait fuir tous un à un.

Mon cher ami politicien, tu ne devrais peut-être pas être aussi ouvertement dégoûté de la nourriture que tu fais bouffer la vie durant à tes consommateurs, et qui donc te fait aussi vivre indirectement. Si tu détestes ta propre matière et ta propre cuisine, tu ne devrais au moins pas couper l’appétit de tes invités. Quel est ton problème avec les mots ? Attends, ne réponds pas - je vais répondre à ta place. Je te connais, je vois clair en toi. Tu as aussi été paralysé tel la souris par un serpent, et ensorcelé par l’abominable esprit du temps qui veut faire tomber d’une pichenette de son trône la couronne du génie humain, le Mot, cette galopante balle de fusil, qui a fait l’homme et qui de l’homme a fait un roi sur la Terre - qui de l’homme a fait son seigneur et maître, voire son orienteur, selon son caprice royal. L’esprit du temps veut faire tomber d’une pichenette le Verbe divin, pour asseoir à sa place une idole imbécile, antique, voire d’avant l’histoire, un Totem, un Fétiche : l’Instinct mythique, l’Action sourde et muette. Il convient d’agir et non de parler - créer et non critiquer - hurle l’esprit de l’époque. Et avant d’accéder devant sa grandeur, à supposer que l’ouragan de bruit ne t’en empêche, il t’est resté un dernier brin de bon sens pour lui demander : mais alors, pourquoi gueules-tu ? Il répond : moi je suis le Dernier Mot, celui après lequel il n’y a plus de critique, mais qui est aussitôt suivi d’actions.

Naturellement, l’esprit du temps ment et déforme : il n’est pas question qu’il veuille se taire. Il veut crier de plus en plus fort. Il sait très bien que seul le mot, seul le discours calomniateur qui hurle peut faire taire le mot de la conscience. Tout au moins celui d’une conscience faible, hésitante, incertaine qui, n’ayant pas reconnu pourquoi elle a le droit d’exister, prend peur et, soit se tait, soit retourne sa veste et passe dans le camp de la Voix déguisée en Mot, pour s’agenouiller.

Mais de quoi as-tu peur, conscience ? Ce qui te fait peur, est-ce que c’est la Voix qui crie plus fort que le Mot ? Pour l’amour de Dieu, écoute mieux : c’est tout de même le mot volé qui lui a servi de force et d’arme, c’est lui qui a donné son élan à la voix, l’a munie d’ailes - bombes et armes sont sorties de sa bouche ouverte et ne se sont pas envolées de ses mains, dont elle aime tant se vanter.

Sais-tu ce que dirait Hamlet s’il ressuscitait à la bonne nouvelle que maintenant il lui est permis de vivre, après qu’il aurait exécuté l’ordre exigeant de l’esprit morne du temps ? Qu’il lui est permis de vivre avec le mot, qu’il a tant méprisé, dans la prison de l’ordre ?

Il dirait : on n’a plus besoin d’arme, de poignard, de dague - on n’a plus besoin d’avoir peur du poignard et de l’arme qu’a lancés vers toi la Voix, cette Voix souterraine. Elle provenait du Mot, elle a été engendrée par le mot, elle sera enlevée par le mot - ce ne sont pas des armes que vous devez opposer aux flèches qui sortent de la bouche du mauvais orateur - placez face à lui un bon orateur, plus fort, plus puissant et qui a plus d’entrain que lui - c’est son entrain à lui qui fera retourner les flèches et retournera le fusil.

Entends-tu mes mots ? Fais attention : ils sont forts comme l’arme.

Tu regardes les mots ? Toi qui étais témoin de ce que le mot s’est transformé en une réalité dure comme l’acier, même quand ce mot s’envolait sur les ailes du mensonge, ou dans le meilleur cas, sur les ailes de l’erreur - a fortiori quand ce sont connaissance et savoir qui lui donnent son élan ! Croirais-tu peut-être que la raison donne un plus faible élan au mot que l’emportement ? Qu’est-ce qu’on entend de plus loin, qu’est-ce qui résonne au-delà des cimes - la gorge ou la radio ? Qu’est-ce qui vole plus haut - la métaphore poétique ou l’avion ?

Demande à l’accusé dont la sentence de mort est en train d’être prononcée par le juge - a-t-il envie de faire la moue comme tu as fait la moue : ce ne sont que des mots !?

En ce qui me concerne - je répète ce qu’alors j’ai répondu à Rosencrantz et Guildenstern : des mots… des mots… des mots… Mais plus du tout en faisant tomber le livre avec résignation et désespoir, quand vous me demanderez : qu’y a-t-il dans le livre, Majesté ? Je répondrai, les yeux brillants, ivre d’amour : des mots ! Des mots ! Des mots !

Et tout le reste n’est pas silence - ces bruits de paroles, fier espoir, parce que j’ai été tué puis ressuscité par la même chose : le mot.

Et me revoici, ici présent, Hamlet, le Danois.

 

Pesti Napló, 3 avril 1938.

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