Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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coperniciens et pÉripatÉticiens

Le gigantesque roman sur Galilée "Et pourtant elle tourne" de Zsolt Harsányi[1], non seulement par son importance, mais aussi par son destin, est un des événements les plus intéressants dans la littérature mondiale. Il récolte un grand succès à l’étranger aussi, principalement en Allemagne, ce qui donne à réfléchir. Il y a dans ce succès quelque chose de paradoxal et de problématique. L’époque dont il s’agit et le héros autour de qui cela tourne en disent long : cela met face à face de façon criante les deux forces motrices les plus hostiles de la tragédie humaine, le moment centrifuge et le moment centripète – le désir de liberté face à l’oppression. Le jeune et gai Galilée découvre de bonne heure que quelque chose ne tourne pas rond. Il est incapable de voir avec les yeux d’autrui ou de penser avec la tête d’autrui, même si ces autres, à travers de multiples générations, des milliards d’yeux et de cerveaux, représentent cette conviction plus forte que la religion selon laquelle l’autorité d’Aristote par la voix de l’école péripatétique a expliqué et interprété les "lois de la nature" durant deux mille ans. Le jeune homme ambitieux qui envisage une carrière universitaire, afin de recruter du haut de sa chaire des fidèles à ses "pensées modernes et particulières", n’a rien d’extravagant dans son caractère et ses habitudes. Il adore les beautés de la vie et la plus belle d’entre elles : la vérité. Il a des muscles formidables, une bonne humeur folâtre, il aime passionnément le vin, les mets, les femmes, la musique, mais par-dessus tout le merveilleux sport de la mathématique et de la géométrie, ce terrain de jeux totalement libre de la pensée fraîche et forte, dont aucune contrainte extérieure ne trace des limites, seulement le pouvoir souverain de la raison de l’individu. En quoi consistaient donc ces "pensées modernes et particulières" ? Elles n’avaient rien de spécial d’après Galilée. Il s’agissait simplement d’observer à fond le même monde, les mêmes phénomènes de la nature, que les autres voient également, et d’en formuler avec précision les observations. Il ne songeait ni changer le monde, ni tout mettre cul par-dessus tête, comme le penseraient les "sauveurs", les "révolutionnaires". Ce n’était pas de sa faute si cette observation plus soigneuse et plus perspicace entraînait un résultat inattendu. Une ou deux vérités de base que l’on croyait définitive, et par hasard justement celle du grand Aristote, ses Thèses "pures comme le cristal", ne résistaient pas bien à cet éclairage plus puissant : la lumière avait causé d’autres troubles aussi ailleurs en ce temps-là. Et quant à la pureté de cristal, un artisan nommé Lowenhoeck avait préparé un montage de lentilles, à travers lequel même une goutte d’eau n’était plus pure comme le cristal, toutes sortes de choses suspectes nageaient dedans. Mais qu’y pouvait-on ?

Selon Aristote les objets lourds tombent plus vite que les objets légers, et même si cela est étonnant, pas un seul des milliards d’hommes qui ont vécu depuis ce temps-là n’a eu l’idée de vérifier une bonne fois ce mouvement paraissant très simple et que l’on peut observer partout, à tout moment. Galilée fut le premier à y penser. En quelques secondes il s’avéra qu’Aristote s’était trompé et tous ceux qui depuis deux mille ans lui faisaient confiance. Les objets tombent en réalité tous à la même vitesse qu’ils soient lourds ou légers. Conformément à sa nature ouverte et crédule, Galilée se mit aussitôt à crier – et il expliquait des pieds et des mains : arrêtez, vous savez mal ce que vous savez, tenez-vous-en à l’avenir à ce que je dis. Il n’était pas encore célèbre en ce temps-là et c’était sa chance. Les gens haussaient les épaules, tant pis, et ils revenaient à leur quotidien au sujet de la chute des corps. Plus tard, quand il eut déjà son public et son discours était écouté même par les autorités de son temps, la "grande découverte" s’est répétée, mais avec des conséquences plus lourdes.

Après la connaissance de la lunette, Galilée a compris que le Polonais extravagant, Copernic, avait raison avec son idée impopulaire selon laquelle la Terre tourne autour du Soleil et non l’inverse. Les preuves étaient là et Galilée, naïf et heureux, se mit à claironner cette nouvelle certitude. Mais la chose ne s’avéra pas aussi simple qu’on aurait pu le croire, s’agissant de corps célestes extraordinairement lointains et non de pays et des colonies à conquérir. Il s’est avéré que pour les pouvoirs intéressés exclusivement aux choses terrestres et principalement l’Église, ce que les gens croient ou savent sur les corps célestes n’est nullement indifférent. Ce n’est pas indifférent du tout, cela ne peut pas l’être, puisque leur pouvoir est tenu et défendu non seulement par des forces matérielles, des armes et des associés d’intérêts, mais pour la plupart et surtout par certaines fictions, opinions et conceptions des sujets représentés par les foules, sur la vie, sur eux-mêmes, sur le monde extérieur, et avant tout sur ceux qui règnent.

Or ce pouvoir régnant avait l’impression que les pensées coperniciennes mettaient en danger les fictions sur lesquelles reposait leur pouvoir. Les adeptes d’Aristote, les péripatéticiens, se sont coalisés avec l’Église, et Galilée pour sa vieillesse fut traîné devant l’Inquisition. Mais là l’envie de vivre l’a emporté. Galilée n’était pas né pour le martyre comme Giordano Bruno. Il a retiré ses enseignements incriminés, et l’Église, dans l’hypothèse naïve que l’on peut anéantir des vérités déjà découvertes par une simple phrase du découvreur qui les retire, n’a pas conduit Galilée au bûcher.

La situation qui en a découlé est aujourd’hui claire et transparente. Pendant un temps les péripatéticiens se réjouissaient fièrement de leur victoire, et ils étaient eux-mêmes convaincus que l’Europe civilisée venait de se libérer du virus destructeur des "enseignements erronés" et que désormais il n’y avait plus d’obstacle devant l’épanouissement de l’autorité responsable du salut physique et psychique et du bien-être des masses, mettant ce bien-être par-dessus tout. Toutefois le Soleil et la Terre n’ont tenu aucun compte du compromis de Galilée. Ils ont continué de tourner comme devant, ostensiblement et impudiquement, et le soupçon une fois instillé ne s’est plus endormi. La vérité d’une conception commune devenue douteuse ne peut être sauvée qu’en clamant une autre conception plus rigoureuse, mais jamais avec violence, ni en ressuscitant une conception encore plus ancienne plusieurs fois réfutée. Et il advint ce qui devait advenir, simplement parce qu’on n’échappe pas aux griffes de fer de la logique. Le genre humain incarné dans la raison humaine, une fois qu’il a compris et appris quelque chose, ne pourra plus l’oublier, pas plus que son représentant, l’intelligence, dont c’est la nature de se souvenir et d’apprendre. Et ce qu’elle a appris, depuis le début du monde elle l’a toujours appliqué dans la pratique. C’est ce qu’on appelle les griffes de fer de la logique. C’est l’unique loi qui n’est pas une loi de la nature mais une loi humaine, en laquelle nous pouvons avoir confiance. Par rapport à elle l’enseignement pédantesque du "matérialisme historique", mélodie moderne sur la "volonté de l’Histoire", ou encore la théorie redoutable des ondes de Spengler, ne sont que rêves infantiles, cabalistiques, superstition primitive, alchimie incohérente.

Ceci est l’axe et la substance : ce n’est pas dans la reconnaissance de mystérieuses régularités extérieures qu’il faut chercher le destin de l’homme, mais dans la spiritualité que la religion appelle âme et la science intelligence. Or elle ne se développe pas dans l’espèce mais dans l’individu, tout en représentant l’intérêt de toute l’espèce. Cette spiritualité a eu quelques Copernic dans les siècles passés qui, d’abord prudemment, plus tard ouvertement, commençaient déjà à enseigner que Ptolémée ne s’est pas trompé : ce n’est pas la société qui est au centre, avec les planètes de la raison des hommes qui tournent autour d’elle, mais c’est cette société visible et gigantesque qui est planète et fonction d’une toute petite chose lumineuse que nous appelons homme, intelligence humaine, et que nous ne pouvons retrouver que dans chaque individu séparément. Le désir de pouvoir a pendant un temps laissé cette "thèse" à ses découvreurs, avec un sourire indulgent. Il considérait que c’était un jeu, alors qu’ils s’amusent. La force exécutive était entre ses mains, les Copernic de la conscience responsable, appelés humanisme, ne menaçaient pas ses cercles. Néanmoins le siècle dernier les a rendus passablement forts. L’esprit libéré, en découvrant que l’homme est rendu homme non par la durée de la vie mais son contenu, la liberté, il a commencé à appliquer dans la pratique cette nouvelle physique de l’âme, inspirée par le nouveau système solaire. Et se suivirent, à une allure incroyablement rapide…

Peu importe en ce moment ce qui s’ensuivit. Peu importe qui est le dictateur, si c’est la masse ou le tyran, dans un temps rétrograde. Une chose est certaine – les péripatéticiens de l’âme sont de nouveau parmi nous, leur voix est forte, clamant : vous voyez, n’est-ce pas, que l’ancien sage avait raison, l’Individu n’est qu’une minuscule étoile vacillante, il en émane tout au plus un peu de chaleur (si c’est un grand homme) – son unique mission est de tourner diligemment et régulièrement autour du centre de la Société, qu’on l’appelle Terre, ou race, ou même humanité. La réalité que l’homme a une fois comprise, on ne peut plus jamais l’enterrer. Or cette réalité, à l’instar de la loi désormais éternelle de la chute des corps, a rendu évident pour toujours que seulement la masse est un mécanisme inerte. La conscience humaine est libre et indépendante : il est donc impossible que celle-ci tourne autour de l’autre. Cela n’existe que dans l’imagination frissonnante de la Terreur qui s’accroche à la paille de l’instinct aveugle.

 

 Pesti Napló, 15 avril 1938.

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[1] Zsolt Harsányi (1887-1943). Écrivain, traducteur.