Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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corresPondance thÉÂtrale sur les "saisons"

Je n’ai pu discuter que quelques minutes sur la planète Saturne, avec le correspondant théâtral projeté ici par les rayons cosmiques, celui qu’on a l’habitude d’envoyer sur les différentes planètes du système solaire à l’aide de "l’Incarnator" depuis longtemps en usage sur Saturne. Il m’a dit qu’il collaborait depuis plusieurs centaines d’années avec la revue théâtrale de là-bas, mais c’était sa première visite chez nous. Quand je lui ai demandé pourquoi il se consacrait précisément à cette rubrique alors qu’il avait le choix entre tant d’intéressantes nouveautés scientifiques et sociales, il s’est étonné, puis s’est mis à m’expliquer.

- Bien sûr, vous ignorez que cette planète-ci nous intéresse surtout de ce point de vue-là. En effet, il n’existe nulle part ailleurs ce phénomène que vous appelez la Vie, celui-ci ne se trouve qu’ici, pas même sur Mars comme on l’imagine chez vous.

- Pourquoi, vous n’êtes peut-être pas un être vivant, vous ?

- Pas tout à fait au sens que vous donnez à ce terme. Nous ne vivons pas, nous existons, comme existent aussi les forces : lumière, chaleur, électricité. Cette forme primitive de l’existence, la vie…

- Forme primitive ?

- Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser. Je voulais seulement vous dire que la forme particulière de l’existence que vous appelez vie, dans la tranche de soixante à soixante-dix degrés du monde des possibilités de plusieurs millions de degrés de température, est pour nous un état extrêmement rare et isolé. Il intéresse ma supérieure hiérarchique, Madame Protubérance Magnétique, en tant que curiosité…

- Ah, je vois. Mais que doit alors signifier cette qualification "théâtrale" ? Pourquoi serait-ce justement le théâtre qui refléterait cet état dont vous parlez, et non la véritable vie ?

- Véritable ?

Il rit.

- Vous n’entrevoyez pas bien votre propre situation, mon cher. C’est normal, vous ne pouvez pas. Vous ne connaissez pas votre origine.

Il m’a mis la puce à l’oreille. Il se trouve que cette question est d’actualité.

- Que savez-vous de mon origine ?

- Ne prenez pas peur. Au sens strict nous avons même quelque parenté. La vieille Force Vitale elle-même était autrefois des nôtres – sa fréquence oscillait quelque part entre les rayons thermiques et lumineux, jusqu’à ce qu’elle ne commence à jouer la comédie, dans ces cristaux colloïdaux. Et elle n’arrive toujours pas à cesser. Elle tente de le faire dans des milliers de costumes différents, disons-le clairement : elle a essayé de tromper sa famille altière dans des milliers de rôles. C’est pourquoi je parle de théâtre. Tout ce jeu bizarre à chair de poule qui se répand partout sur votre planète étrange, autant de rôles dans le grand cabaret de notre cousine Force Vitale. Autant de comparaisons et de métaphores dissimulées. Sous une forme allégorique il se cachait déjà dans les pressentiments de nos anciens poètes, mais il devint une vérité manifeste dès lors que nous avons trouvé et scientifiquement circonscrit le secret du vieux jeu théâtral cherchant des personnages dans le monde appelé animal et végétal, la Personne elle-même jouant la comédie. Depuis ce jour nous savons que les êtres, les personnages de ce drame intéressant, dans les décors du Système solaire que nous avons construits, mettent leur rôle au service de la composition, selon une distribution sévèrement déterminée. Traduit dans votre langue, je dirais : nous, là-bas, nous considérons seulement les créations de l’imagination comme réalité existante et sérieuse,  et non le monde des phénomènes lui-même, qui pour nous est poésie et éblouissement. C’est pourquoi je suis correspondant théâtral et rien d’autre.

- Et de quoi rendez-vous compte cette fois ?

- De ce tube à grand succès que le vieux directeur joue depuis plusieurs milliers d’années dans nos coulisses, avec un succès notable. Je viens de le commenter, si vous êtes intéressé, je peux vous en faire la lecture.

- Je vous en remercierais.

Et il s’y est mis.

« Déjà dans son précédent compte rendu de la semaine dernière l’auteur des présentes lignes avait signalé que la mise en scène de la reprise de la grande revue intitulée "Les Saisons" promettait d’être sensationnelle, en particulier aux troisième et quatrième actes. Il n’aime pas se targuer de son talent d’augure et n’aspire aucunement à des lauriers de prophète, pourtant il ne peut pas manquer de souligner a posteriori son succès dans ce domaine.

Force est de constater que les organisateurs ont fait de leur mieux, notamment dans l’exécution de la suite d’images portant la légende "Automne", dont la scénographie est tout à la gloire de l’entreprise.

Le nettoyage-engrangement de l’intérieur du deuxième acte ("Été") s’est déroulé dans un ordre exemplaire, sans accroc, presque à l’inaperçu. Les personnages pimpants des différentes nuances du vert se vêtaient sous nos yeux en différents coloris rouges, bleu, mauve. La production de l’équipe des quatre girls d’Engadine était particulièrement ravissante. J’attire l’attention ici sur Mademoiselle Amandier qui dès le premier acte a suscité une admiration générale avec son costume à fleurs blanches et son innocence virginale – elle a prouvé qu’elle tiendrait aussi la route dans un rôle plus sérieux et plus sentimental, ou dans celui d’une veuve éplorée ayant vu tomber ses fruits. Dans ses habits de couleur elle a trouvé les expressions si saisissantes d’une intériorisation sincère que le public était obligé de partager son chagrin et d’oublier qu’elle recommencerait tout au début à la représentation du lendemain, comme une jeune fille naïve et innocente. Hélas nous ne pouvons pas dire autant de bien de Monsieur Saule qui une fois de plus en rajoute dans ses efforts pour ménager ses effets : ce pathos de la tristesse pour faire pleurer le paradis est du plus mauvais goût. Un comédien de renom ne doit pas laisser pencher toutes ses branches jusqu’au sol, uniquement pour faire larmoyer les cantinières au cœur sensible. Pourquoi ne prend-il pas de leçons du Peuplier qui sans aucun accessoire superflu, presque sans mimique et sans gestuelle incarne la majesté de la Solitude et du Chagrin, dépassant en hauteur tous ses collègues. Notre unique observation critique concerne son costume : aujourd’hui on ne porte plus de chapeau corneille, un aigle des champs aurait mieux valu, et en outre le croassement n’a pas fait bon effet non plus. Étaient également à leur place dans leur rôle Colchique, ce comique toujours aussi fiable, et Mademoiselle Chicorée – leur duo ne se noie jamais dans l’ennui. C’est le cas malheureusement de Mademoiselle Violette, dont le style est quelque peu dépassé. N’oublions pas qu’une revue n’est pas une opérette et encore moins un vaudeville.

La mise en scène mérite toutes les louanges. Pour preuve nous y présentons les Carpates et les Apennins. Brume Matinale était charmante et aérienne, peut-être même trop pour le rôle. Vent d’Avril en revanche avait sérieusement approfondi son texte, par endroits il a trouvé des expressions redoutables dans sa voix. Il a vraiment bien profité de l’école de son maître Ouragan. Son talent de cesse de croître et il a une forte personnalité.

Celui que j’ai préféré par-dessus tout était tout de même un petit Cumulus, dont nous ignorons jusqu’au nom, ainsi qu’une petite feuille qui tombait avec tant de charme – un court interlude dont ils nous ont régalés à deux, un souvenir inoubliable de cette représentation. »

- Est-ce tout ?

- Pourquoi ?

- Et pas un mot du héros principal de la pièce ?

- Quel héros principal ?

- Mais l’Homme !

Il hocha la tête avec indulgence et enfouit son manuscrit dans sa poche.

- Je constate que vous avez des préjugés tendancieux en faveur de la troupe. L’acteur en question n’est pas encore sous contrat dans ce théâtre, il n’est qu’élève stagiaire, avant son examen final. Il apprend vite, il élargit son éventail de rôles. Je l’ai vu sur la scène de l’école, il se débrouillait plutôt bien dans les rôles du Sage Hibou, du Lion Résolu, de l’Aigle Rapide et du Chacal Rieur. Mais le rôle principal ? Pas si vite ! Un jour, lorsque Levure, la vieille prima donna, aura pris sa retraite.

 

 Pesti Napló, 24 avril 1938.

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