Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Gog et Magog et…
Poète à la barre
Le poète[1] qui, brusquement, il y a quelques jours a
repris le gouvernail d’un des bateaux européens, a toujours été un poète tout à
fait normal, tel que le lecteur rêveur, amateur de poésie, imagine un poète (en
particulier au début du siècle), donc passionnel, passionné et sentimental, ces
trois propriétés étant la base et la matière brute de la poésie lyrique. Bien entendu,
ces trois qualités constituent ses forces, sur une longueur d’onde adéquate à
basse fréquence, comme l’affirmait très justement un poète magnifique d’une
autre langue (par ailleurs humainement et artistiquement idole et idéal du
poète dont nous parlons) : « ma
force est de fines vibrations ». Aussi, est-il un peu mystérieux, que
ce qu’on voit soit en harmonie avec la personnalité d’un poète, vu que (je cite
une nouvelle fois les mots de l’idéal susdit) « tout homme est majesté, pôle Nord, secret, étrangeté »[2].
J’ai eu l’honneur de connaître
personnellement ce poète, et maintenant j’essaye de m’imaginer sa personne à la
barre. Le bateau dont il a accepté la conduite, est un vaisseau considérable,
de grand gabarit, qui s’est énormément enrichi depuis quelques décennies, il
avait repris le chargement énorme d’un autre navire qui avait pris l’eau et
s’était mis à tanguer et s’enfoncer dans les flots – plusieurs cuirassés
occidentaux s’étaient portés à son secours et le bateau du poète, arrivé à la
dernière minute, accepta généreusement
le transbordement d‘une grande partie du chargement en perdition,
indépendamment du risque que le bateau coule complètement ou partiellement. Il
fit en même temps une promesse chevaleresque aux navires arrivés de l’océan, contre
le chargement transbordé, de se tenir par la suite aux règlements de la
navigation internationale, d’employer le même sextant qu’eux, de s’accorder
avec leur sextant à eux.[3]
Aujourd’hui il paraît, ou plutôt certains
signes permettent aux spécialistes de la navigation de déduire que le poète en
tant que capitaine souhaiterait détourner la proue du bateau dans une nouvelle
direction, et il n’ambitionnerait plus du tout qu’au sens des tractations
signées (contrairement à son mentor en poésie) le navire parvienne
"jusqu’au grand et saint Océan", où se trouve le havre des idéaux
traditionnels de la liberté qui animaient les poètes du siècle dernier, par
exemple Byron, Béranger et Petőfi. De "nouveaux horizons" tout
autres apparaissent dans le champ du cadran détourné, des paysages assez peu
poétiques, et encore moins des idéaux de liberté. Il est vrai que les étoiles
qui le guident, points lumineux de cet horizon (à mieux les observer à travers
le brouillard, sont les phares d’autres navires grands et plus grands encore)
s’étaient allumés après la grosse tempête sous le signe également de quelque
pensée poétique, ils rayonnent également des passions, des emportements et des
sentiments, avec des clins d’œil engageants, même si parfois un peu confus. Des
passions héroïques et des sentiments admiratifs, empreint de connivence
familiale, puisant inspiration dans ce genre de source ancestrale des anciennes
épopées, les Sahnamé, les Edda, les Kalevala, les
Nibelungen, autant de mythes grandioses mais pas tout à fait d’actualité,
brûlants de passions et de sentiments, mais surtout de haine et de colère. Indubitablement, c’est aussi de la poésie,
donc à la hauteur de la mentalité du poète-capitaine et capitaine-poète,
seulement…
Seulement il n’est pas propre à inspirer
d’autres poètes. Tout au moins selon l’expérience. Les poètes, sur d’autres
navires, et je le soupçonne, même sur son navire à lui, se grattent la tête et,
en regagnant leurs esprits, pris de panique, commencent à compter, regardent
autour d’eux dans les eaux sauvages infréquentées en se demandant si le navire
ne va pas s’échouer ; il n’est pourtant pas gouverné par des marins et des
experts au cœur de pierre, mais par l’un d’entre eux ! Jadis je me suis
enthousiasmé pour l’idée que les navires, comme d’autres constitutions et
sociétés, ne devraient pas être confiés à des chefs de guerre et des hommes
politiques mais à l’homme de l’esprit,
à l’aristocratie intellectuelle ; j’ai rêvé une théocratie selon Platon et
le Christ, le règne du cœur et de la raison. J’ai dû, paraît-il, mal m’exprimer
ou laissé des lacunes, parce que, voici que dans des sociétés et sur des
navires où autrefois on écoutait mes conseils, c’est le représentant et
l’émissaire des sentiments et des passions qui a saisi le gouvernail, le poète, ou plutôt, ce qui est pire, l’âme poétique, le Cœur brut, qui ne possède parmi les qualités nécessaires pour
gouverner que tout au plus le courage, la résolution et le cran, qui sont bien
sûr des vertus importantes au moment des tempêtes, mais qui n’offrent pas
vraiment une garantie sans les capacités abstraites du savoir, du calcul et de
la compétence, ce qu’on appelle l’intelligence. Si cette dernière ne fait pas
partie du lot, c’en est fini du "règne de l’esprit". On ne peut pas
chauffer avec l’air sortant des poumons, même gonflés à bloc par une noble
passion – et encore moins gonfler les voiles, surtout si on songe que la voile
est une force motrice de moins en moins fréquente, face à des bateaux à vapeur
ennuyeux, fruits de réflexions cérébrales, qui sillonnent les mers. Pour ces
nouveaux bateaux les héros mythologiques passent mal, de même que les
capitaines poètes ou d’âme poétique qui ne cessent de chanter sentiments,
héroïsme, "tempérament" et "style de vie" des navigateurs.
Le passager aspire à être gouverné par des capitaines qui connaissent bien le
mécanisme complexe de la turbine, la force de la vapeur, et là où elle fait
sauter des chaudières, et là où elle actionne les pistons.
Nous avons peut-être trop hâté la chose
avec cette théocratie. Je ne crois pas qu’il y ait un passager dont le cœur et
l’esprit soient à leur place, qui n’en aurait pas assez à la fin de tout ce
sentimentalisme. Et qui à la fin ne voudrait pas renvoyer son cher poète à sa
lyre, comme le bottier à son embauchoir ; la lyre est un instrument
noble : elle ressemble néanmoins à l’embauchoir dans la mesure où elle
n’est pas faite pour cogner et menacer avec. Aujourd’hui brouillard et pénombre
règnent sur les mers où circulent les navires de l’Europe, et cela ne favorise
pas les poètes. La véritable pénombre ne peut être illuminée avec l’opacité des
ballades, mais bien au contraire : avec un esprit clair, discipliné, et de
la bonne volonté – sur ces mers-là le manteau de Siegfried et la consolation
d’Odin ne sont d’aucun secours. Ces navires-là ont non seulement un tempérament
et un style de vie, mais aussi une direction à suivre et des intérêts vitaux.
Quant au capitaine, le public des voyageurs attend de lui justement la
protection de cette direction et de ces intérêts, et non le contraire,
justement parce que le brouillard est épais, le vent souffle et des icebergs
sournois glissent au voisinage. Jeune poète, j’ai rêvé un jour de "terreur
rose", criée par un dictateur poète, terreur qui interdit de parler
autrement qu’en vers scandés, qui ordonne la contrainte de sonnets et qui
encaisse les impôts en devises d’illusion. Mais sur ce navire-ci, dont vient de
se charger le poète, c’est une autre dictature qui se profile. Il me semble que
ce n’est pas le public qui va être contraint de cultiver la poésie, mais ce
sont plutôt les autres poètes, les
chantres de la liberté, la concurrence, que l’on contraindra à jeter leur lyre.
Je ne serais pas étonné si les premières lois d’exception ne visaient pas
l’extirpation des voleurs et des brigands, mais celle des poètes rivaux ayant
commis le crime de lèse-majesté d’avoir écrit des poèmes meilleurs que le
dictateur. Car, bien que je ne connaisse pas les poèmes du dictateur, je
présume qu’ils ne sont pas bons. Il eut beau emménager dans le grand
château-poète, dans l’espoir d’y écrire lui aussi de bons poèmes sur Gog et
Magog dont tous les poètes sont les enfants et descendants directs. Ce poète-ci est effectivement fils de Gog et Magog, mais ses
parents collatéraux descendent du beau-frère de la légende de Gog et Magog qui
déjà en ce temps-là s’appelait Démagog.
Pesti
Napló, 14 janvier 1938.