Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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un kilo de viande

(Marchand de Venise, version contemporaine)

 

« J’exige de pouvoir découper une livre de sa chair, comme prévu au contrat, au cas où il ne rembourserait pas sa dette au terme fixé. »

Shylock, Shakespeare

Shylock arriva à Venise par le rapide de Vienne. Il rendit immédiatement visite à son beau-frère qui avait installé son modeste commerce de traites sur le Rialto. Celui-ci le reçut avec une joie modérée, néanmoins avec amabilité.

- Salut, Lock. Quoi de neuf ?

- Rien. J’arrive de Vienne.

- En visite ?

- Je m’établirais ici un temps, si c’était possible. Les affaires marchent mal à Vienne.

- Je vois, je vois… Et la famille ? Jessica ?

- Je l’ai laissée là-bas. Elle se forme en analyse. Et quoi de neuf par ici ?

- Ça va doucement. On peut survivre, si on se fait tout petit. Bien sûr, surtout pour ceux qui sont déjà citoyens italiens.

- De l’antisémitisme ?

- Il n’y en a pas pour le moment, pourvu que ça dure, on s’en passe très bien. Mais les conditions économiques générales…

- Je comprends. Comment va Antonio[1] ?

- Pas mal. Il a jeté l’éponge, son entreprise de navigation a périclité, il est maintenant directeur d’une usine aéronautique. Il s’en tire plutôt bien, il a bien grossi et les gens se moquent de lui, tu te rappelles, il était toujours si fier de son image.

- Ah bon… Écoute, je m’en vais, je dois chercher où me loger, je passerai te voir un de ces quatre… Écoute, je te serais très reconnaissant si tu réfléchissais… Tu trouverais peut-être quelque chose pour moi dans les affaires… Je suis modeste, je me contenterai de peu.

- D’accord, je réfléchirai… Les temps sont durs, mais on trouvera peut-être quelque chose… Je verrai s’il y a des possibilités.

Quelques jours plus tard ils se sont croisés sous les arcades. Après s’être salués le beau-frère s’est tourné vers lui :

- Au fait… Lock… J’ai réfléchi à ta demande, j’ai aussi parlé à quelqu’un… Il y aurait peut-être une idée, mais il faudrait un capital de départ. As-tu un peu d’argent ?

- Mon Dieu, si ça vaut le coup, je pourrais grappiller quelque chose… Combien il faudrait ?

- Pas beaucoup. Cinq ou six mille lires.

- Il s’agirait de quoi ?

- Voilà, j’ai un cousin ici, un garçon talentueux, il vient de se spécialiser en chirurgie, ses professeurs l’encensent. Mais c’est un pauvre diable, il n’a pas un radis, il risque de moisir longtemps à l’hôpital. On pourrait peut-être faire équipe. S’il pouvait se rendre autonome.

- Un cabinet de chirurgie en ville ?

- Pas du tout. J’imagine un atelier d’esthétique, c’est très à la mode. Il faut investir un peu, quelques instruments, des lampes UV, un épilateur électrique, une table d’opération. Il est important que ce soit attirant et séduisant. Et que ça apporte du nouveau.

- Hum… On peut en parler.

Et ils en ont parlé. Et deux mois plus tard le nouvel institut d’esthétique a ouvert ses portes, une étincelante plaque de cuivre fut placée à l’entrée de l’immeuble. En plus des procédés bien connus ils annonçaient une chirurgie plastique du nez moderne, révolutionnaire, ainsi que la suppression de l’obésité et du ventre superflu, non par un régime – par intervention chirurgicale.

Ce dernier point, grâce à des articles de Shylock habilement placés dans la presse, a fait grand bruit. Antonio s’est présenté parmi les premiers intéressés.

- J’ai entendu parler de vous… Est-il exact que vous pouvez découper des graisses superflues de… euh… de la brioche ?

- Résultat garanti, Monsieur… Tel que je vous vois… un petit kilo en moins vous suffirait, Monsieur, pour que vous regagniez votre belle prestance…

- Admettons… Et ça me coûterait combien, cette plaisanterie ?

- Pour vous, Monsieur, on ferait cela pour cinq mille lires… Mais surtout ne le dites à personne. On vous facturerait un prix aussi avantageux compte tenu de notre ancienne connaissance.

L’opération a bien réussi et Antonio a réglé rubis sur l’ongle. C’est grâce à lui qu’a prospéré le mondialement célèbre institut de chirurgie esthétique et plastique de Shylock.

 

Magyarország, 18 janvier 1938.

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[1] L’emprunteur dans la pièce de Shakespeare.