Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ConfÉrence pÉdagogique

Récit

 

Ils se tenaient sur le seuil, il avait déjà endossé son pardessus, il tenait son chapeau dans une main, avec l’autre la poignée de la porte. Ils continuaient leur conversation tonique, dans un style négligé et quotidien, aucun des deux ne s’étant avisé que l’air de l’entrée était frais et la robe de chambre en dentelle bleue de la femme très légère.

- Vous n’avez pas raison – il secoua la tête – ce que je viens de dire est clair et sans ambiguïté : lentement, sans nous en apercevoir, sans nous forcer, sans presque le vouloir, quelque chose s’est tissé entre nous, c’est si rassurant. Pour moi c’est bien, c’est aussi agréable et apaisant que nos affaires privées les plus intimes, cela ne concerne même pas l’autre. Mais vous m’avez posé la question, alors j’ai répondu.

Il tenait toujours la porte, mais il ne partait pas, il regardait devant lui comme s’il était intéressé par la façon du tapis.

- Comme c’est étrange – la femme hocha la tête, parce que d’une part elle avait l’impression que son consentement ne paraissait pas suffisamment ferme aux yeux de l’homme et d’autre part elle était enfin résolue à se le garder à tout prix, pour qu’au moins il n’appartienne pas à cette autre ; mais aussi elle était un brin curieuse, telle un entrepreneur d’envergure, par exemple un directeur de cirque qui, lors de la composition du programme de son spectacle s’arrête par distraction devant un fauve, ou un commerçant qui pendant la livraison d’un transport prend envie de retenir une pièce pour son propre usage.

- Qu’est-ce qui est étrange ?

- Que vous ne me croyiez pas. Pourtant on aurait du mal à vous taxer de pusillanimité. On penserait que nous avons tous les deux dépassé le stade de dissimuler nos intentions par d’enfantins préludes, comme les imbéciles ou les dilettantes.

Elle sourit.

- Deux personnes expérimentées comme nous qui…

Il l’interrompit aussitôt :

- Je sais, je sais.

- Alors pourquoi froncez-vous les sourcils ?

Elle aussi tournait le visage un peu de côté.

- Pourquoi jouez-vous la comédie ? Vous savez cela aussi bien que moi. Vous le saviez plus tôt que moi.

- Mon Dieu, en réalité…

- Que voulez-vous, dites ? Que je dise des bêtises ?

- Ça non, vous n’en seriez pas capable. Mais moi j’ai demandé…

- Et moi j’ai répondu… Oh que vous êtes méchant, voulez-vous m’obliger à tout prix à m’humilier ?

- Non, seulement…

La femme tendit l’oreille vers la chambre.

- Eh bien écoutez, si vous y tenez, je serai plus explicite… Mercredi, euh… Mercredi, tenez, à cinq heures et demie, je serai à la maison. Ouf, c’est dit. Adieu.

Elle tendit la main. Ils parlaient en chuchotant, vite, en haletant, comme dans les drames.

- Alors, vous ne prenez pas ma main ?

- Si, si, une seconde. Alors, mercredi, n’est-ce pas, à cinq heures et demie…

Et en même temps il se dit : mercredi, cinq heures et demie, c’est mercredi cinq heures et demie. Qui sera cet homme qui mercredi à cinq heures et demie montera prudemment les marches ? Il l’enviait un peu, mais sans ressentir aucune communauté avec lui. Cet homme qui se tient ici maintenant, samedi à trois heures et demie, méprisait un peu celui qui monterait mercredi. Il n’en était pas encore sûr, mais il pressentait obscurément qu’il aurait une conversation avec lui au préalable, en tout cas il lui parlerait… Sauf si… Sauf si quelque chose se passait maintenant… C’est comme ça… Cette saloperie d’amour ne connaît pas d’hier ni ne demain.

La femme réfléchit en un éclair. Elle sentit que quelque chose ne tournait pas rond, mais qu’est-ce que cela pouvait être ? Elle n’aurait toujours pas satisfait… ? Des images et des arguments traversèrent son esprit, des souvenirs, ce qu’elle avait l’habitude de dire, de répondre, à tel et tel moment, dans telles ou telles situations. Brusquement elle afficha encore un sourire, elle pensait avoir découvert ce qui manquait, ce qu’on attendait d’elle.

- Bon, bon. Vous êtes bestial ! Bon, c’est entendu – je veux que vous veniez ! Je le veux ! Et maintenant sauvez-vous, j’ai froid ! Adieu !... Qu’est-ce qui vous fait rire ?

- Rien, quelque chose m’a traversé l’esprit.

- Juste maintenant ?

- Juste maintenant. Je vous embrasse.

- Non, attendez. Qu’est-ce que c’était ?

- Je vous dirai cela mercredi…

- Pas mercredi… Dites-le tout de suite.

- Une bêtise insignifiante. Qui n’a rien à voir. Il ne s’agit ni de vous ni de moi. Un souvenir bête, qui m’est revenu comme ça. Votre main…

- Dites-la toute de suite !

- Parole d’honneur, ce n’est pas intéressant ! Un souvenir d’il y a vingt ans, j’ignore pourquoi il m’est revenu…

- Une histoire d’amour ?

- Pa su tout, vous verrez… Un enfantillage… Je vous embr

- Racontez quand même…

- Cela risque de vous fâcher, et vous me reprocheriez de vous ennuyer avec des blagues de caserne.

- De caserne ?

- Oui, il est fort possible que c’est pour cela que je suis devenu soldat… Bon d’accord, je vous raconte, tant pis pour vous. Alors. J’avais vingt ans, c’était mon année comme engagé volontaire, c’était tout au début, pendant le mois de formation. Nous étions dehors à l’exercice, moi et les autres troufions : maniement des armes, alignement, courez, couché, sautez, repos, ainsi de suite. Le soleil brillait, c’était vers midi, on était tous en sueur. Tout à coup : Garde à vous ! Présentez armes ! Deux cavaliers sautent à terre, le caporal fait passer le mot : attention ! C’est le colonel du régiment, il nous passe en revue. Ils ont chuchoté deux secondes et déjà ils s’approchaient, un grand échalas vieux et sec et deux aides de camp. Nous avons formé un long alignement, le vieux s’arrêtait de temps en temps pour dire un mot, un reproche, ses cris stridents portaient loin. Quand il fut plus près, j’ai vu qu’il était énervé. Une vingtaine de soldats avant moi, il héla un jeune paysan. Celui-ci fit un saut réglementaire en avant.

« Ouvre les oreilles, lui hurla-t-il, je te pose une question. Tu es éclaireur, seul, envoyé en observation. Soudainement tu aperçois un poulain de l’ennemi derrière la colline. Que fais-tu ? »

Le troufion regarda bêtement. Puis il se ressaisit.

« Mon colonel, je me jette à terre, c’est la première chose à faire – claironna-t-il en ricanant. »

« Faux ! » – hurla le colonel et il poursuivit, trois soldats plus loin il s’arrêta devant un volontaire portant monocle.

« Euh… sie, volontaire… Écoutez. Vous êtes éclaireur, seul, en mission d’observation. Vous apercevez un ennemi. Que faites-vous ? »

Le volontaire fit un saut en avant, hésita une seconde, puis répondit :

« Mon colonel, tout d’abord… »

« Faux ! » -- lui hurla le colonel tout rouge. Il fit un geste de mépris de la main et s’éloigna. Il s’approcha de moi, je pressentais qu’il ne me raterait pas. Ma tête éclatait presque. Le troufion disait vrai, le volontaire myope voulut de son côté confirmer qu’il n’y avait pas d’autre réponse à cette question. C’est ce qu’on nous enseignait depuis deux mois : si un soldat solitaire aperçoit un ennemi, la première chose à faire est de se plaquer au sol pour ne pas être vu, ou si on l’a vu, pour ne pas servir de cible. C’est le règlement, tout écart est interdit. Qu’est-ce qu’il veut, ce colonel ? Qu’est-ce que je devrai lui dire s’il refuse la réponse correcte ?

Je n’eus pas le temps de méditer, il était déjà planté devant moi. J’ai avancé, j’ai blêmi. Sa figure était bleue, congestionnée, ses rares moustaches pointaient des deux côtés. Sa voix de près faisait penser à la radio dont on pousse le son à fond au milieu d’un concerto de trompette.

« Vous êtes éclaireur… Seul… Vous apercevez l’ennemi… »

Tel un paysage obscur frappé par un éclair, la lumière se fit d’un coup en moi. Quand il acheva sa question, je n’ai même pas ouvert la bouche. J’ai arraché le fusil de mon épaule, j’ai mis en joue, j’ai tendu mon bras droit en avant, je me suis lancé par terre comme un sac.

« Bra-a-vo ! » - résonna au-dessus de ma tête l’accord final glorieux du concerto de trompette. – « Voilà la réponse que j’attendais ! »

Et pendant que, rouge et honteux de mon succès, je me suis ramassé, le colonel expliquait à l’attention des officiers.

« C’est ainsi que répond un soldat et pas avec la bouche. On ne gueule pas, on fait. Qu’on m’envoie ce soldat au rapport, je le nomme soldat de première classe. Poursuivons. »

La femme écoutait, tendue. L’homme garda trente secondes le silence.

- Je comprends, dit-elle d’une voix hésitante. – C’est-à-dire, n’est-ce pas…

Il éclata d’un rire bruyant. Il faillit dire « Faux ! », mais il ne fit qu’un geste de mépris de la main, comme le colonel après le volontaire au monocle.

- Je vous embrasse ! – cria-t-il fort et il partit enfin.

Elle resta plantée, médusée, elle l’entendait dévaler les marches, il atteignait déjà le premier étage, maintenant il doit sortir sur la rue, c’est sûr… Pas plus tard que ce soir il montera chez cette autre, et mercredi il ne viendra pas… Il téléphonera pour dire qu’il est de service…

Elle savait que cela n’arriverait pas, il ne téléphonerait pas, il viendrait, si elle le rattrapait maintenant au premier étage, si elle le saisissait et lui sautait au cou, si elle lui mordait les lèvres et l’étreignait, mais elle n’en eut pas la force. Elle haussa les épaules et regagna sa chambre.

 

Pesti Napló, 23 janvier 1938.

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