Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DICTONS ILLUSTRÉS
Les dictons, filtrat de la sagesse morale de milliers
d’années, même s’ils illustrent les aspects pratiques
de la vie, gardent en réalité un caractère
théorique, tant qu’une illustration convenable
n’éclaire pas leur sens profond. Ces exemples, si on les choisit
bien, expliquent non seulement l’importance effective du dicton, ils
servent aussi de mode d’emploi. Ils démontrent même souvent
que dans la pratique le même dicton recèle une moralité
directement inverse de ce qu’on penserait. Dans ce qui suit, je vous
raconte une douzaine d’histoires vraies qui ont pour moralité un
dicton. Le lecteur devra juger dans quelle mesure l’histoire justifie la
moralité.
Le gars bienveillant.
Le brave jeune paysan arpentait la route en
sifflotant. Un vieillard chenu, perclus, tout rabougri vient en face de lui en
geignant amèrement, portant une énorme bêche sur
l’épaule.
- Dieu vous bénisse, le vieux,
où allez-vous comme ça ?
- Dieu vous le rende, mon fils, il
faut bécher une fosse à chaux pour les ouvriers.
Le jeune gars s’arrête.
- C’est un travail trop dur pour
vous, le vieux, la terre est gelée. Passez-moi votre bêche, je
vais la creuser pour vous.
Il saisit l’outil et, aussitôt
dit, aussitôt fait, bêcha la fosse par bonté pure. À
la dernière pelletée il glissa et tomba dedans. Il se brisa mains
et pieds, mais du coup il apprit pour la vie que
qui bêche pour autrui, tombe dans son
trou.
Le boulanger et le vilain garnement.
La chaleur était torride, le mitron
qui travaillait torse nu ouvrit le soupirail du fournil en sous-sol, puis il
retourna au four à pain. Un chenapan d’apprenti cordonnier
s’arrêta au soupirail et se mit à se moquer du mitron. Comme
ce dernier n’y prêta nulle attention, le gamin s’enhardit,
ramassa des cailloux et se mit à les lancer. Un caillou frappa
l’apprenti boulanger à l’oreille, ce qui fâcha
celui-ci à tel point qu’il en perdit la tête, il attrapa
l’énorme main de seigle qui se trouvait sur sa pelle pour le
lancer à la tête du gamin si fort qu’il mourut aussitôt.
Devant la Cour, l’avocat du boulanger plaida pour la défense de
son client en citant le dicton charitable :
à
qui te lance des pierres, lance du pain.
Croyance.
Un de mes amis, un homme bien mal
éduqué, si mal que par modestie je tairai son nom, ouvrait chaque
Vendredi saint l’annuaire des téléphones et appelait toutes
les familles nommées Corbeau
pour leur poser la question :
n’avez-vous pas oublié de bien laver votre
fils ?![1]
Fleur et horloge.
Tout le monde connaît sur
l’île Marguerite la belle pelouse ronde qui représente une
horloge, de façon à ce que, et les chiffres et les aiguilles
soient plantés en fleurs. Une nuit, en dépit de la veille
consciencieuse du jardinier, quelqu’un a dépouillé toute la
parcelle, le matin ne restait que l’herbe. Longtemps on a ignoré
le nom du coupable. Celui-ci avait envoyé une lettre anonyme en se
réclamant du poète dont il avait appris un vers à
l’école :
cueille la fleur de chaque heure.
Souvenir.
À l’époque
j’étais jeune journaliste à la rédaction du
quotidien A Nap
(c’est-à-dire Le Jour)
qui paraissait à midi. Sándor Braun, le génial
rédacteur en chef, me confia un matin la rédaction d’un
tract qui serait distribué dans la rue afin de multiplier les
abonnés et les acheteurs. Il me promit vingt couronnes
d’honoraires. J’ai écrit le texte glorifiant la magnificence
de notre journal. Le tract eut du succès. J’ai aussitôt
rempli un chèque de vingt couronnes à faire signer que j’ai
fait remettre au patron. À ma grande surprise le montant a
été barré et je n’ai touché que dix
couronnes. Je me suis juré de ne plus jamais être dupe
d’aucune promesse et dans l’avenir de
ne louanger Le Jour qu’après le coucher du soleil.
Pauvre et riche.
Le grand entrepreneur a complètement
perdu la boule pour la petite starlette. Il l’emmenait en voyage, en
société, dans les boîtes de nuit, il commandait de grands
dîners, le champagne coulait à flots, du Veuve Cliquot, du Moët et Chandon.
Un soir la petite lui annonce qu’elle ne sera pas libre le lendemain,
qu’elle compte rester à la maison auprès de sa mère
malade. L’entrepreneur s’ennuya fort ce soir-là, et dans sa
solitude il passa d’un cabaret dans l’autre. Peu après
minuit il débarqua dans une modeste taverne des faubourgs où
à sa stupéfaction il découvrit son idole en doux
tête à tête, en compagnie d’un de ses
misérables jeunes employés. Ils mangeaient un goulasch à
deux, une bouteille d’eau de Seltz sur la table. Il éclata en
reproches :
- C’est cela qu’il vous fallait ?
Goulasch et eau minérale, plutôt que du champagne !
- Eh, observa le jeune homme
insolemment, c’est facile pour vous, Patron, moi je suis pauvre et
je vis d’un brouet clair.
Baccalauréat.
Mon neveu s’est attaqué au bac
pour la troisième fois. Je l’ai consolé :
qui va piano va lontano.
Humour.
Sans fausse modestie je peux affirmer que
j’ai un grand succès en société. Un jour j’ai
raconté des histoires très drôles, les invités se
tenaient les côtes de rire, mes bons
mots faisaient l’effet d’autant de bombes – à
l’exception d’un seul convive, un exploitant agricole, qui se
contentait de hausser les épaules et de sourire. Je commençais
à croire qu’il n’aimait pas les blagues lorsque, une
demi-heure après une de mes meilleures plaisanteries il se mit
d’un coup à rigoler très fort dans un silence
déjà rétabli, tout le monde tourna une tête
étonnée vers lui. Il apparut qu’il riait de la blague
d’une demi-heure plus tôt. Preuve que
rira bien qui rira le dernier.
Cadeau.
Il se sentait un peu vexé que le
richissime industriel pour qui il avait travaillé pendant un an,
à qui il avait procuré des bénéfices inestimables,
ne lui offrît qu’une montre en or en témoignage de sa
gratitude. Mais un horloger à qui il montra l’objet
l’informa que
tout ce qui brille n’est pas or,
en effet cette montre était
d’une valeur bien supérieure : elle était en platine.
Chien.
Dans une petite taverne de Hüvösvölgy à Buda, à la
buvette, un grand chien surgit brusquement de dessous la table et sans annonce
ni préavis il me mordit la cheville. Les gens eurent du mal à
détacher la bête. Pour moi cette histoire avait une
moralité, car contrairement à ce qu’on croit
généralement, j’ai constaté que
un chien qui mord n’aboie pas,
Car il a la bouche pleine.
Affaire privée.
Depuis des mois j’avais mal à
la tête, j’avais des vertiges, mais je n’en ai parlé
à personne parce que j’avais trop de choses à faire et je
ne voulais pas m’aliter. Jusqu’au jour où un médecin
en présence duquel j’ai fait un malaise se mit à
m’interroger. Il ne m’était plus possible de dissimuler, je
lui ai relaté tous mes symptômes. Quelques semaines plus tard on
m’a transporté à Stockholm où, comme vous ne
l’ignorez pas, on m’a un peu ouvert le crâne. Depuis je sais
que le dicton est bien une réalité :
dis la vérité, on te cassera la
tête.
Színházi
Élet, 1938, n°7