Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
les victimes du prince Miksa
Il y avait dans ce café une salle séparée où
tous les deuxièmes mardis du mois se réunissaient des gens divers, plutôt pas
jeunes, une modeste société. Ils se comportaient calmement, ils buvaient du vin
avec modération, ils discutaient entre eux. Ce n’était pas une société
politique ni littéraire, c’était un cercle apparemment indépendant des modes
changeantes – personne n’avait jamais vu en son sein un homme public ou une
célébrité quelconque, c’était manifestement une réunion privée, de vieilles
connaissances.
Un client s’est senti intrigué, il a
interrogé le garçon.
- Ah oui,
- Prince Miksa ?
- Quelque chose comme ça.
- Ils seraient des aristocrates
appauvris ?
- Non, Monsieur. Plutôt de petites
gens, ils ne font pas beaucoup de bruit. Il est vrai qu’il y a aussi un comte
parmi eux, mais c’est plutôt mélangé – un autre s’appelle Fuksz,
je doute qu’il soit aristocrate. Il y a aussi un menuisier qui a fait faillite,
puis un monsieur qui a dû être écrivain : un jour il n’avait pas d’argent
sur lui, il a dédicacé un livre au proprio, un livre vieux de vingt ans.
- Depuis quand fréquentent-ils ce
café ?
- Je l’ignore, je ne travaille ici que
depuis huit ans. Mais je peux le demander au père Pastèque, le préposé au
téléphone.
Le père Pastèque qui tient son service
depuis un quart de siècle a déclaré que ces messieurs se réunissaient ici déjà
avant lui, c’est forcément la plus ancienne table d’habitués dans ce café. Lui
aussi avait entendu parler d’un prince Miksa, mais il
n’avait aucune idée de qui il pouvait s’agir, il ne l’a pas connu.
Une enquête approfondie était rendue
difficile par le fait qu’un membre de la société, que la personne intéressée a
tenté d’interroger poliment et prudemment a rougi, semblé gêné, s’est mis à
parler à toute vitesse, sans néanmoins dévoiler rien de précis. À la fin il est
allé jusqu’à chercher des excuses : en réalité il était le membre le plus
jeune ici, il avait adhéré, sur recommandation de deux membres du comité, à
l’époque où sa florissante affaire de pianos s’est fait balayer par la radio.
Par la suite il n’a plus parlé que de son ancienne affaire. Il n’a pas
mentionné le prince Miksa.
Je n’en aurais jamais appris davantage si
récemment je n’avais pas croisé mon ami Dévény, le
vieux journaliste blanchi sous le harnais. Quand je me suis enquis de sa santé,
il a répondu par un petit rire narquois.
- Je vais comme toi et les autres
messeigneurs. Ce coup-ci nous sommes tous au bout du rouleau, mon gars, sans
distinction d’âge ou de sexe. Il paraît que même toi tu es moins pimpant
qu’autrefois. Encore une année d’incertitude et de flottement, et nous pourrons
demander notre adhésion à la Société des Victimes du Prince Miksa.
- Comment tu dis ? Quelle chance,
je vais enfin savoir ce que c’est. Cela fait des années que je me pose la
question. Je suis moi-même un habitué du café X. qu’ils fréquentent.
- C’est celui-là qu’ils fréquentent
maintenant ? Je l’ignorais, tu vois. Eh bien, la chose est très simple. Si
tu avais été bon élève à l’école, tu te rappellerais un passage de tes cours
d’histoire, que les livres scolaires traitent de façon standard, sans rien y
changer. On y dit que lorsque György Szondy[1] défendait le château d’Eger contre les
Turcs, un général autrichien du nom de prince Miksa[2] stationnait avec ses troupes, ou disons
plutôt restait immobilisé comme le dit le dictionnaire militaire, à Neszmély. Or, les livres d’histoire qui traitent de la
chute d’Eger, ont uniformément l’habitude d’ajouter à ce fait un passage
"de causalité", quelque chose comme : « si le prince Miksa s’était lancé à temps, bien des choses auraient été
différentes ! ».
- Quel rapport ?
- Tu ne comprends pas ? Ces
malheureux, tous des existences brisées qui ont des raisons de se lamenter
parce que « bien des choses n’ont pas été différentes », ont fondé un
club intitulé "Société des Victimes du Prince Miksa".
Magyarország,
18 mai 1938