Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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L’Empereur

 

Le jeune homme aux cheveux noir suie s’est arrêté sur le boulevard, les yeux fixes : les passants venant en face se cognaient à lui et se retournaient.

- Oui, Majesté, je voulais seulement vous dire – le jeune homme aux cheveux noir suie, poursuivait sa pensée assez fort pour qu’un gros commerçant s’arrête étonné, croyant que ce discours s’adressait à lui.

Puis il reprit vite sa marche.

C’est cette idée qui occupa ses pensées toute la matinée, c’est cette scène qui les colorait. Les idées démocratiques de l’empereur, sa simplicité bien connue étaient la cause de ces rêveries : depuis peu la presse mondiale répandait la nouvelle qu’à tel et tel arrêt l’empereur a pris le tram, il a payé un ticket, pour se rendre à la gare. Pourquoi ne pourrait ce pas se produire ? Un jour lui, Róbert, se promènera par ici à l’orée du bois de la ville, et soudain l’empereur apparaîtra entre les arbres en simple tenue de chasseur. Il l’apercevra, ils se mettront à discuter, et il dira à l’empereur tout ce qu’il vient d’inventer. Il parlera des peuples et des foules, il dira ce que les gens sentent et ce qu’ils aimeraient. Leur conversation sera simple et détendue, tout en se promenant entre les arbres ; les paroles de Róbert s’élèveront imperceptiblement, lentement, elles s’amplifieront jusqu’au sublime, le pathos dans lequel flambent tous les désirs et tous les espoirs de l’âme fougueuse d’un peuple. À la fin l’empereur lui serrera la main, à lui, Róbert, et il dira doucement, d’une voix émue : jeune homme, ne croyez pas que parce que je suis un empereur, je n’aie pas compris le noble flamboiement de votre âme. Je suis un simple empereur, mais je suis tout de même capable de ressentir ce qu’est le génie, et croyez-moi, depuis que vous m’avez indiqué ce que j’ai à faire, je commence à regarder le monde d’un œil nouveau. Merci, jeune homme, merci.

Excité mais fatigué, Róbert s’assit sur un banc du parc, en face de la fontaine, et ses yeux se fermèrent lentement. Un vent odorant virevoltait entre les arbres et la tête de Róbert opinait pour exprimer son approbation de l’ordre du monde, pendant que son dos glissait un peu plus bas sur le dossier du banc. Au début il crut être interpellé par un gardien ou un jardinier, il ne réagit pas ; mais quand la voix devint plus pressante, il tourna lentement la tête. Un soldat grand, moustachu se tenait là à trois pas, au milieu de la pièce, et il lui tendait un document.

- C’est le mandat d’assurance du crédit, dit le soldat à Róbert, ce mandat parviendra à sa Majesté qui le signera et vous pourrez toucher l’argent au bureau de la douane.

Róbert sourit poliment, mais il était un peu troublé. Il ne comprenait pas bien s’il devait personnellement se rendre auprès de l’empereur, ou si le document serait seulement transmis là-bas. Il aurait un vif besoin de cet argent, c’est certain. Il regardait déconcerté autour de lui dans ce grand local officiel, et il se réjouit quand ses yeux découvrirent Sárvári, le comédien.

- Dis-moi s’il te plaît, ce document, je dois l’emmener personnellement à l’empereur ? – demanda-t-il simplement.

- Bien sûr – dit Sárvári, et Róbert venait seulement de remarquer que le comédien avait une longue barbe blanche. Ah oui, se dit-il, il doit certainement jouer ce soir. – Oui, mon ami, il se trouve que je joue ce soir, mais aussi je n’aime pas qu’on me prenne pour un jeunot. Ha, ha, ha, c’est drôle, pensa gaîment Róbert, c’est excellent. Et en secret il était content d’arriver à rire avec autant de décontraction, alors que c’est quand même une affaire d’importance que bientôt il pourra parler à l’empereur, en personne.

Mais d’ici là il restait encore quelques formalités, il devait traverser un certain nombre de pièces où des hommes rabotaient et râpaient quelque chose. Róbert trouvait tout cela très naturel et pertinent. Aussi il ne médita qu’une seconde pour comprendre pourquoi il devait d’abord passer l’épreuve de physique du baccalauréat dans une grande salle de classe, avant d’être introduit. Mais le commissaire du baccalauréat, un général de haute taille, lui expliqua longuement et en détail qu’étant donné que le mardi est un jour sans viande, on leur réquisitionne le savon. C’est seulement alors que Róbert comprit pourquoi le général portait aux hanches ce tablier blanc dentelé, et un chapeau de femme, un chapeau rouge, sur la tête.

Finalement on le fit entrer chez l’empereur après que devant une grande grille on lui eut collé un numéro sur le cartable qu’il avait sous le bras et dans lequel il y avait ses chemises.

L’empereur chaussa ses lunettes, il toussota et lui demanda ce qu’il voulait.

- Je souhaite vendre cette montre gousset – répondit-il en rougissant.

L’empereur examina longuement la montre, la tripota, l’approcha de ses yeux.

- La manette est en panne, il doit y avoir du beurre dedans – dit-il – et de plus le diamant n’est pas en or.

Le cœur de Róbert palpita. Il se mit à parler dans une certaine excitation.

- Pardonnez-moi, Majesté, je l’ai achetée chez Fischer. Je ne peux pas vous la laisser pour moins de quinze couronnes. Demandez à Sárvári, il est d’ans l’antichambre, il était avec moi quand je l’ai achetée.

- Qui est ce Sárvári ? – demanda l’empereur avec une pointe d’ironie.

- Vous devez le connaître, du Cercle Théâtral.

- Ah oui, je sais – dit l’empereur. – Mais je ne peux pas vous donner tant. Je vous donne dix couronnes.

- Bon, donnez – dit Róbert, en se disant que ce n’est pas si mal que la montre ait été achetée par l’empereur. Ces dix couronnes suffiront pour déjeuner et même aller au cinéma et racheter les cols.

Malheureusement cela n’a pas pu avoir lieu, car il s’est cogné la tête contre le banc.

 

Az Újság 29 octobre 1916.

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