Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Parlement

 

LE RAPPORTEUR : …et donc j’ai l’honneur de faire savoir à la Chambre que la guerre a été déclarée et que nos troupes…

DÉPUTÉ PÁL CULBUTO : Pas nos troupes ! Vos troupes ! (Bruits au centre gauche).

DÉPUTÉ PÉTER PAGAILLE : Les vôtres, misérables ! (Énormes bruits à l’extrême gauche et autour de l’ailier droit. « Ordre, rappel à l’ordre ! » au centre gauche.)

LE PRÉSIDENT : J’appelle Monsieur le député Pagaille à ne pas déranger le rapporteur.

PÁL CULBUTO : Il est déjà totalement dérangé.

DÉPUTÉ ORDRE MINUS : On peut pêcher en eau trouble. (Rires à l’extrême gauche.)

LE PRÉSIDENT : J’invite Messieurs les députés à ne pas déranger constamment le rapporteur. J’invite Monsieur le député Ordre Minus à cesser ses interventions inopportunes. (Bruits sur l’aile gauche.)

DÉPUTÉ JÁNOS PATRIOTE (en vers) : 

                            La gauche prétend à l’avant,

                            C’est un vrai moulin à vent. (Rires.)

DÉPUTÉ TÉ CSIBA : Ha, ha, ha. C’est un poème, ça ? C’est une connerie ! (Grand tumulte à gauche.)

LE PRÉSIDENT : J’invite Messieurs les députés à cesser ce bruit. J’invite Monsieur le député Blablabla à rester en silence. J’invite Monsieur le Conseiller d’État Privé Occulte Effectif Blobloblo à cesser de scier son banc. J’invite Messieurs les députés…

PATRIOTE : Discipline ! Discipline ! Il a dit connerie ! (Chahut énorme.)

PLUSIEURS : Nous avons tous entendu !

TÉ CSIBA : J’ai dit ça ?!

LE PRÉSIDENT : J’invite Messieurs les députés… (Chahut.)

DÉPUTÉ BLABLABLA : Immunité ! Immunité ! Ça, il ne l’entend pas, le président, hein !

PÉTER PAGAILLE : Il est assis sur ses deux oreilles !

BLABLABLA : Cochonnerie ! Cochonnerie ! Ça, il ne l’entend pas, le président, hein ! Les yeux de toute l’Europe sont sur nous ! C’est une cochonnerie qu’au parlement hongrois on puisse prononcer des mots comme ça, c’est une cochonnerie !

PATRIOTE : Tout le monde l’a entendu ! Même l’aveugle a entendu ! (Rires au centre gauche.)

LE PRÉSIDENT : Moi je n’ai rien entendu, mais la vérité se trouvera dans les notes des sténographes.

PÁL CULBUTO : Sténographes ? Tintin ! Nous avons tous entendu !

LE PRÉSIDENT : J’invite ceux des Messieurs les députés qui ont entendu que le député Té Csiba a utilisé l’expression incriminée envers Monsieur le député Patriote, à se lever. (Exécution.) J’invite ceux des Messieurs les députés qui n’ont pas entendu que le député Té Csiba a utilisé l’expression incriminée, à se lever. (Exécution.)

BLABLABLA : Ils me dégoûtent ! Pouah ! Là ils se sont levés ! Ils ne se sont pas levés quand il s’agissait des trafics sur le vinaigre à Salgótarján !

LE PRÉSIDENT : Au moment du comptage nous avons constaté que ceux qui ne l’ont pas entendu sont plus nombreux que ceux qui l’ont entendu. (Énormes bruits à gauche.)

TÉ CSIBA : La vérité a éclaté !

PATRIOTE : Moi je persiste à affirmer qu’il a bel et bien utilisé cette expression ! Je demande au parlement de dépêcher une commission !

LE PRÉSIDENT : Le règlement intérieur ne permet pas de dépêcher une commission dans des cas semblables.

BLABLABLA : J’aimerais bien voir ce règlement intérieur ! (Rires.)

PÁL CULBUTO : Voyons-ça, voyons-ça ! (Rires.)

PÉTER PAGAILLE : Nous exigeons une révision du règlement intérieur ! Sommes-nous des sauvages ? (Énormes bruits au centre gauche et à l’extrême droite.)

LE PRÉSIDENT : J’invite Messieurs les députés à ne pas faire de bruit. J’invite Monsieur le député András Lobdegorge à cesser de crier.

LOBDEGORGE : Qui crie ? Moi je crie ? Nous crions ? Vous criez ! Eux crient ! Et il ose crier que je crie ! (Bruits énormes.)

LE PRÉSIDENT : J’invite Monsieur le rapporteur à poursuivre.

LE RAPPORTEUR : …que nos troupes…

BLABLABLA : Troupes ! Patatroupes ! (Rires.)

LE RAPPORTEUR : …nos troupes se sont déplacées à la frontière afin de…

PATRIOTE : Frontière… jarretière… jarretière… frontière… Ça rime. (Rires.)

LE RAPPORTEUR : …afin de défendre nos frontières, mais malheureusement nous avons échoué. J’ai le regret de vous faire savoir que les frontières ont occupé le pays et elles ont dissous le parlement. Notre général a prétexté pour sa défense qu’ils attendaient les instructions du parlement, c’est pourquoi… (Grand silence au centre gauche et à l’extrême droite.)

BLABLABLA : Et pour la commission d’immunité ?

TÉ CSIBA : Il a dit que c’est une connerie…

 

Az Újság, 25 juillet 1914.

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