Allô, ici Az Est

 

 

Chroniques parues sous ce titre entre le 11 octobre 1931 et le 8 juillet 1933

dans le journal "Az Est"  (Le Soir)

(huit de ces chroniques reprises dans les recueils Instantanée, Images animées ou Trucages ne sont pas reportées ici)

 

        Frigyes Karinthy

 

 

 

1931         1932          1933

 

Olympiades 

Oisillon

Eléphant

Sur la voie du succès

Jours sans pages

Dieu vous le rende

Sciences nat

« Chaque goutte vaut de l’or… » 

« On entend la musique… » 

Olympiades

Sensationnelle innovation économique

Fidélité

Le lait

Elle crochète une écharpe 

L’esprit du temps  

Raconte-moi le cochon vert

 

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olympiades[1] 

 

Le reproche qui prétend que l’État ne permet pas à nos athlètes d’aller participer aux Jeux américains, ou plutôt il le leur permet, mais il ne les aide pas, cette plainte est à mon avis sans fondement.

Reproche illégitime et inconvenant.

L’État, permettez-moi de vous le dire, sait très bien ce qu’il fait.

Il a son intelligence et son amour-propre.

Ici il ne s’agit pas d’argent.

Non, pas du tout, mais il s’agit de ce que la Hongrie n’a pas besoin d’aller se mesurer à toutes sortes de peuplades, qui par-dessus le marché ne sont même pas hongroises.

Vous savez, c’est  un cirque, un vrai cabotinage. Un Hongrois ne se prête pas à ce genre de batellerie où ces drôles d’Américains s’apprêtent à semer de la poudre sportive aux yeux du monde.

Non mais des fois.

À quoi ça nous sert de prouver notre force et notre habileté ? Même l’aveugle peut voir que nous n’en avons pas besoin.

Comment, notre ancienne gloire ne suffirait peut-être plus ? À quoi bon faire de nouveaux efforts ? Byzance aurait-elle déjà oublié la massue de Botond[2], le fier château de Vienne aurait-il oublié l’armée chagrine du roi Mátyás ?

Une course de dix mille mètres ! Ridicule ! Et la sortie de Zrinyi, ce n’est rien ? Où il est le Nurmi qui fait cela aussi bien que lui ?

Et la fuite de Zalán, sur longue distance, six mille hexamètres, qui plus est, dans la pénombre de la nuit ? Devons-nous encore nous battre pour défendre nos couleurs ?

En ce qui concerne le saut en hauteur, est-ce que l’effort des gars américains ou japonais ne passe pas pour de ridicules sautillements de crapauds si nous pensons à Titusz Dugovics, face à son habituel Turc ?

Et l’haltérophilie de Kinizsi, avec un tatar aux oreilles canines dans chaque main et entre ses dents ?

Quant à l’aviron, notre bateau n’a-t-il pas suffisamment pris l’eau ?

Et le lancer du poids, qui a jamais autant dépassé la mesure que notre János Hary ?

Pentathlon !

Les organisateurs peuvent se sentir rassurés, en matière de pentathlonnades nous sommes sans rival !

Nous n’avons pas besoin de traverser l’Océan, nous pouvons tranquillement nous reposer sur nos lauriers.

On peut également se passer de la compétition de dilatation de rate… Qui oserait douter de la supériorité de l’amer humour hongrois ?

Et de toute façon, tout le monde se sent bien à la maison. On lit partout que le Hongrois est heureux comme un coq en pâte, surtout ces derniers temps, grâce aux conditions générales et dans sa joie et son enchantement devant les sages mesures du gouvernement.

 

10 janvier 1932

 

 

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oisillon

 

Au-delà du grondement des canons, du bruit de l’outil du cambrioleur perçant un coffre-fort, des débats politiques, du sifflet du gardien de la paix, du fracas des chaînes et des boulets, le râle du pendu, les mots d’ordre, les pas lourds des huissiers, les crieurs de journaux, le craquement des cent lampes de la TSF – dressez bien l’oreille – une petite voix modeste, étrange dans les informations, et comme si un grand silence s’établissait autour de vous un instant, tout à coup vous n’entendez rien d’autre.

Une petite voix douce, prenante – où l’avez-vous déjà entendue ?

Bou-top, bou-top, bou-top – c’est ainsi que la physiologie descriptive tente de transcrire cette petite voix.

Le battement d’un cœur humain.

Cœur humain – ou pour ne pas gâcher cette ambiance avec un mot sirupeux, compromis par de mauvais poètes : le cœur maternel.

Bou-top, bou-top, bou-top.

L’épouse de Lindbergh dont le bébé a été enlevé par une organisation diabolique, des gangsters, une puissance extraordinaire qui, pour extorquer une rançon, pourrait mettre sérieusement en danger l’ordre établi – la mère du tout-petit de Lindbergh publie une annonce dans les journaux, sur des affiches, par la voix de la radio. Elle ne s’adresse pas à la police, au pouvoir répressif, son cri n’est pas un manifeste pour appeler toutes les mères du monde à la vengeance, il n’est pas une sorte de discours romain que l’histoire gravera dans la pierre comme celui de la mère des Gracques, il n’en demande d’ailleurs pas tant. Il est une demande adressée aux voleurs, et si elle le crie dans un si grand mégaphone c’est pour mieux les atteindre. La demande est courte, mais elle est claire.

La femme de l’homme-oiseau demande aux voleurs, où qu’ils se trouvent avec son oisillon : veillez sur lui, qu’il n’attrape pas froid – elle les informe du régime culinaire de l’enfant, la description précise et la quantité journalière de ses repas.

Bou-top, bou-top...

Le cœur humain étouffe d’angoisse, comme celui de l’oiseau : cher criminel, en ce moment je ne souhaite ni ta punition, ni ton repentir, le temps presse – l’oisillon a besoin de nourriture, ça ne peut pas attendre, où qu’il se trouve, et si je ne peux pas le voir, et s’il est pris au piège de vos serres de vautour, cher vautour miséricordieux, donne-lui tant et tant de petites graines, pour l’amour du dieu de tous les oiseaux, mais pas une souris ou un mulot, son estomac ne le digérerait pas.

Bou-top, bou-top...

Et si tu n’écoutes pas Dieu, pense à ta mère – toi aussi tu as été mis au monde par une mère, grand chef gangster ; savoir que tu tiens mon bébé entre tes griffes te rapproche de mon cœur à travers tous les enfers.

 6 mars 1932.

 

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ÉlÉphant

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Un éléphant déambule sur le boulevard. C’est un éléphant publicitaire, le théâtre des acrobates le fait circuler depuis des semaines déjà, il trimbale une affiche sur son dos. Le boulevard s’est habitué à lui, les gens ne se retournent plus, un fiacre à deux chevaux dérangerait davantage l’ordre public.

Lui aussi il est habitué. Des voitures klaxonnent autour de lui, l’éléphant d’une humeur placide laisse pendre ses oreilles de plantain.

Une de ses deux oreilles est déchirée, il en manque un bon morceau. Sa peau épaisse, telle un pardessus emprunté, flotte sur ses pattes.

Le toucheur prétend qu’il a au moins deux cents ans.

Il a pu en voir des choses dans sa vie. Il ne s’étonne plus. Ses yeux reflètent un ennui monotone. Cela lui est complètement égal, forêt vierge africaine ou pavés d’une métropole. Que peuvent signifier pour lui ces pavés ? Apportés par la main de l’homme ou par le caprice de la nature, qu’est-ce que ça change ? Il n’a jamais eu une haute opinion des êtres vivants, ni de leur vie, ni de leurs créations. Il ne voit pas de différence substantielle entre les girafes qui parcourent la savane et les autobus qui zigzaguent dans la ville – l’un fait un peu plus de bruit que l’autre – l’un est mû par le sang, l’autre par l’essence : à la fin quand leur mécanique se détraque, tous les deux s’allongent et se tiennent tranquilles.

Pas la peine de se dépenser.

Il fait de petits pas, il n’est pas pressé, il fait seulement semblant de marcher.

Il n’y a que sa trompe qui vit. Sa trompe observe et réfléchit et pèse.

Aux croisements de rues il la dresse en signe d’avertissement à l’attention de l’agent de circulation. Il pousse tendrement une charrette de côté, elle entravait sa route.

Il commence à manger, son guide lui place un sac sur la tête. Le sac n’est pas bien placé, il ne protège pas les yeux. L’éléphant ne querelle pas, ne renâcle pas, ne s’inquiète pas tel un chien ou un cheval qui voudrait avertir de quelque chose son seigneur et maître. Inutile. Tranquillement il replie sa trompe, elle attrape le sac et le tire sur ses yeux, comme nous quand nous redressons notre chapeau ou déplions un parapluie.

Le guide lui-même est en admiration devant l’intelligence de cet animal.

Il doit entendre ce que dit le guide. Il ne réagit pas.

Il connaît bien l’homme, avec ses folies, ses bizarreries – c’est un vieil animal domestique, au service de l’éléphant.

Il a deux cents ans.

Il n’est ni conservateur ni révolutionnaire, il est au-delà des deux. Il est sage et calme. L’apparence de savoir si c’est lui qui guide l’homme ou si c’est l’homme qui le guide, lui, n’a aucune importance.

Il n’est ni de l’opposition, ni du parti gouvernemental. Il ne trompe personne.

Il est du parti de sa trompe. Les déceptions d’une vie longue qui ont à ce point rallongé son nez – c’est là qu’il porte son intelligence.

Il en a davantage que quiconque dans sa tête.

27 mars 1932

 

 

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sur la voie du succÈs

 

Mon cher ami, tu es un excellent dramaturge, je suis allé voir ta nouvelle pièce – je l’ai vue, j’ai applaudi avec les applaudisseurs, et j’ai constaté que les critiques ont dit vrai, cette pièce peut devenir un succès mondial, tous les ingrédients y sont, action tendue, intéressante, développement passionnant, solution surprenante.

En effet, en sus de toutes ses valeurs littéraires, cette pièce a pour sujet une histoire policière, avec un meurtre, un meurtrier inconnu, et le dévoilement du meurtrier à la fin.

Oui, c’est ça, une histoire policière.

Et c’est à cela que la pièce doit son succès, c’est pour cela qu’elle a des chances sur les scènes du monde, ne tournons pas autour du pot.

Comme si je t’entendais débattre avec moi, faisant renaître nos anciennes disputes sur les sempiternelles questions du succès public et de la valeur littéraire. Je t’entends dire que dans des cas heureux les deux peuvent coïncider – que dans les rares cas des chefs-d’œuvre, ces deux conditions sont souvent soudées ; et j’entends presque ta voix soulever quelques exemples plaisants : est-ce que Hamlet et Macbeth chez Shakespeare, le Raskolnikov de Dostoïevski ne sont pas pour l’essentiel, quant à leur sujet et leur action, des histoires policières, avec tous les accessoires et tous les ingrédients de la chasse aux effets ?

Ne me raconte pas d’histoires, mon cher ami – ou, si tu es de bonne foi, ne te berce pas d’illusions.

Tu n’as songé ni à Shakespeare, ni à Dostoïevski lorsque tu as choisi ce sujet dans ton cahier de thèmes indubitablement fourni.

Sois sincère.

Après le beau succès de tes précédentes pièces créées selon la pure littérature, disposant de la reconnaissance de la critique et du public, ayant atteint l’âge de l’homme épanoui, lorsqu’on commence à construire sciemment son avenir, il t’est arrivé la même chose que ce qui arrive un beau jour dans la carrière de chaque écrivain. Tu as fait tes comptes. À quoi aspires-tu davantage, t’es-tu demandé, aux lauriers littéraires, au succès national, aux distinctions, à la page personnelle dans les livres scolaires – ou plutôt à une brillante carrière sur les scènes mondiales, à beaucoup d’argent, à l’admiration de toutes les couches du public et surtout celle du poulailler ?

Et tu as décidé de tenter ta chance aussi dans cette direction – de miser aussi dans cette loterie.

Ce n’est pas le génie de Shakespeare qui a trotté dans ton esprit, mais plutôt les auteurs de best-sellers et de romans policiers aux chiffres de vente crevant les plafonds.

Éventuellement c’est cet écrivain anglais qui vient justement de mourir, ayant légué cent mille livres sterling à ses heureux héritiers.

Si j’étais critique théâtral et si je rendais compte de ta pièce témoignant de ta dernière crise psychique, j’intitulerais mon papier des mots que je mets comme chute à ma présente lettre :

« Dramaturge sur la voie de Wallace[3]. »

 

3 avril 1932

 

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jours sans pages

 

C’est étrange. C’est inhabituel. Je ne me fais pas le porte-parole des sentiments du journaliste, mais de ceux du lecteur des journaux. Il y a là-dedans quelque chose d’effrayant, et quelque chose de solennel. En tout cas, c’est fantastique : cela me donne l‘occasion d’entrevoir un instant le corps de la vie dans sa réalité dénudée, dont on aurait arraché la robe de papier.

Car c’est bien cela. Maintenant qu’ils manquent, je sens à quel point ils sont importants, autant que l’air qu’on respire. Depuis que la société a revêtu cette robe légère, le drap des journaux, pour se présenter et se voir ainsi vêtue, rares ont été les occasions de se comparer aux temps anciens quand les journaux n’existaient pas encore. Sans nous en rendre compte nous avons pris l’habitude de lire le matin sur le visage les uns des autres ce que nous apprenons dans les journaux du matin, ce que cela signifie pour chacun, dans quelle mesure cela influence notre humeur, puisque chaque jour se présentait un événement pour souder ensemble l’intérêt de tous.

- Quoi de neuf ? – demandait-on, et tout de suite après on ajoutait :

- Que dites-vous de ce…

Et cette chose dont il fallait dire quelque chose se trouvait dans les journaux du matin, et c’est de là qu’elle passait dans l’esprit collectif, comme une pensée directrice, un axe d’information.

Et maintenant, pendant quelques jours, nous nous regardons les uns les autres, le nez long, inconfortablement.

Quoi de neuf ?

Le neuf c’est : rien de neuf.

Un état étrange, un non-sens. Car cette présence négative, l’absence de journaux, compte tenu aussi de ce qui pouvait en être la cause, est effectivement la nouvelle la plus excitante et l’événement le plus sensationnel – mais comment s’en apercevoir, comment peut-il le devenir, puisqu’il manque le support qui le fait parvenir ?

On flaire le vent, le soleil brille, les gens vont et viennent, et pourtant on dirait que le monde autour de nous est devenu sourd et aveugle. Quelque chose n’est pas, et cette absence signifie que quelque chose est, quelque chose de très sérieux, que l’on ne peut pas apprendre, justement parce qu’elle est sérieuse…

Bref, hier matin, lorsque j’ai appris par téléphone que les journaux ne paraîtraient toujours pas, j’ai couru au café tout excité, et c’est seulement là que j’ai compris que je cherchais mécaniquement les journaux à lire, afin d’apprendre pourquoi les journaux ne paraissaient pas.

La mort doit inspirer un sentiment semblable. Ou l’agonie. Ou l’au-delà. Voilà un événement des plus étranges, des plus intéressants, des plus instructifs pour autrui, et je ne suis pas en mesure de le communiquer, d’apprendre aux autres comment il est.

Des êtres de l’au-delà peuvent ressentir la même angoisse, s’ils cherchent en vain à alimenter les kiosques, la providence ne permet pas de transporter jusque chez nous les exemplaires de la Gazette des Champs Élyséens.

C’est la raison pour laquelle certains encore ne croient pas en son existence.

Si ce manque de journaux avait duré une semaine de plus, j’aurais même commencé à douter de l’existence du monde "réel". 

 

10 avril 1932

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Dieu vous le rende

 

On entend cela encore.

On l’entend même de plus en plus souvent ces temps-ci – il ne serait pas sans intérêt de faire une enquête pour savoir qui et quand l’a dit le premier.

Dieu vous le rende.

Dans aucune autre langue ce n’est aussi précis et aussi exact que dans la nôtre. Ailleurs ils préfèrent tourner autour de la vérité crue que nous n’aimons pas reconnaître de nous-mêmes : nous comptons sur une contre-valeur pour chacune de nos bonnes actions – il te sera rendu au centuple, ne serait-ce que sous une forme indirecte, et si ce n’est pas autrement, dans le sentiment réconfortant qu’offre la charité satisfaite.

Que Dieu vous récompense, Dieu vous donne mille fois autant, Dieu vous bénisse, Dieu vous guide pour votre bonté – autant de circonlocutions.

Une parole sincère, claire, humaine dans ce terrible siècle de l’argent ne peut pas être autre chose que cette offre commerciale ouverte :

Dieu vous le rende.

Si la parole de l’évangile est vraie quand elle promet que celui qui a donné ou qui a perdu tous ses biens (certains dès avant leur naissance), obtiendront un trésor au paradis, alors ce « Dieu vous le rende » est une référence tout à fait réaliste à ce trésor.

Plus encore.

Moins quelqu’un possède sur cette Terre, plus il accumule de capitaux dans l’au-delà – celui qui chuchote d’une voix frémissante : Dieu vous le rende, donne un mandat, un ordre de versement sur son dépôt gardé à la Banque Céleste.

Je ne comprends pas pourquoi les mendiants prononcent cette phrase avec autant d’humilité, hésitation ou tristesse.

Il faudrait le dire avec amour-propre. Avec orgueil et fierté – mais tout au moins avec élégance, légèreté, comme accessoirement lancé, comme un homme riche qui ne porte pas d’argent sur lui : il préfère ordonner au caissier de sa Banque d’un geste supérieur de régler cette bagatelle.

Merci, cher Monsieur – Dieu vous le rende, par hasard je n’ai pas de monnaie sur moi.

Ah oui, mon café – attendez, garçon, euh… hum (il jette un regard vers le plafond)… Écoutez, Dieu vous le rende, je suis très pressé… Car cette phrase n’est pertinente que dans le cas des menues dépenses ou des menues recettes.

La sagesse de la providence céleste a veillé à ce que nous n’épuisions pas nos créances dans l’au-delà.

Elle ne se porte garante que de nos menues dépenses : c’est la raison pour laquelle on entend plus souvent cette phrase dans la bouche de mendiants que dans celle de banquiers ou d’inspecteurs des impôts.

 

 27 avril 1932

 

 

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sciences nat

 

Moi je n’irai plus jamais assister à un film de vulgarisation scientifique avec Böske et Manci, toutes les deux sont des dames charmantes et cultivées, on croirait qu’elles sont vraiment au-dessus de la moyenne, qu’elles s’intéressent à autre chose qu’à tous ces films allemands à l’eau de rose que l’on joue, où chaque fois la même pauvre vendeuse se fera épouser par le même archiduc norvégien patron d’une mine de diamants, et à la fin tous les deux font semblant de s’étonner.

À propos, eau de rose ; le scandale  a éclaté justement pendant l’entracte quand j’ai invité ces dames au buffet, à un sirop la rose.

Tout se passa bien au début, nous étions contents et de bonne humeur tous les trois, ces dames admettaient de bon cœur mon enthousiasme : ce film, n’est-ce pas, est bien plus intéressant et excitant, il rapporte la réalité de la vie, avec ses prises de vues authentiques illustrant fidèlement la lutte des animaux pour la survie, bien plus que ces trucs germaniques… Bref, nous parlions comme ça.

Moi j’ai surtout aimé le serpent qui avale un autre serpent, de même grosseur que lui, et seulement de deux centimètres moins long, et c’est d’autant plus étonnant que c’est au double décimètre qu’ils ont calculé lequel rentre dans l’autre, car imaginez la situation si c’est celui qui mesurait deux centimètres de moins qui aurait eu la prétention d’avaler le plus long !

Böske a davantage apprécié les phoques, ce qui prouvait le naturel bon cœur de Böske. Böske a dit qu’elle plaignait les phoques du zoo, ils s’entassent dans un bassin comme les sardines dans leur boîte, au lieu de batifoler dans l’océan glacial, alors qu’il fait chaud comme cette année en été. Il est vrai, ajouta Böske en poussant un soupir qu’ici au moins ils sont épargnés, alors qu’au dehors la lutte pour la survie les contraint à des combats terrifiants, dans lesquels le grand poisson mange le petit, c’est ce que Böske a dit mot pour mot.

C’est de là que le grabuge est parti. Je pourrais dire que c’est ce grabuge qui a pris les proportions d’un éléphant.

Crétine, observa Manci, le phoque n’est pas un poisson. Le phoque est un mammifère.

Böske avec bienveillance et sens du compromis, pour éviter les querelles, a préféré laisser dire Manci : si c’est un mammifère, qu’il soit mammifère, tant pis, alors le grand mammifère mange le petit mammifère.

Ah vraiment ? a répliqué Manci en toisant Böske. Vraiment ? répéta-t-elle sur un ton guerrier, alors je suis franchement étonnée que toi tu ne m’as pas encore mangée.

Crac !

Böske rougit, comme si le poignard empoisonné de Manci avait vraiment transpercé sa poitrine effectivement un peu plus femme que celle de l’autre, elle a éclaté en sanglots et a filé.

Cela fait trois jours qu’elles ne se parlent plus.

Le seul point sur lequel elles restent de mèche, c’est que ni l’une ni l’autre ne m’adresse plus la parole à cause de mon idée imbécile de les emmener voir ce film.

 

 29 mai 1932

 

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« chaque goutte vaut de l’or… » 

 

Il pleut. Il pleuviote. Que peut faire d’autre la pluie que pleuvoir encore ? De son propre point de vue elle a raison, c’est son unique raison d’être, si moi j’étais pluie je tomberais aussi. Le Soleil aussi a raison quand il brille, il n’y a rien à en dire, chacun voit midi à sa porte.

Mais je ne sais pas pourquoi, chez nous il pleut autrement qu’à l’étranger. Je ne veux pas dire techniquement différemment, il ne pleut pas chez nous non plus de bas en haut, et la pluie n’est pas moins humide qu’ailleurs. Mais on dirait que chez nous il pleut plus librement, avec plus d’amour-propre. Avec une certaine dignité, voire de sérieux officiel, elle est comme consciente de sa valeur.

Évidemment, puisque la pluie s’entend sans cesse répéter qu’elle est importante. Nous sommes un pays agricole, s’entend rabâcher la pluie, notre existence nationale dépend d’elle, le semis recevra-t-il ou non suffisamment de pluie ? Chez nous tout dépend de la pluie, la pluie est notre trésor et notre patrimoine.

« Chaque goutte vaut de l’or » - s’entend dire la pluie pendant qu’elle tombe.

Il n’est pas étonnant si à la fin elle s’en enorgueillit. Moi aussi je m’en enorgueillirais si du matin jusqu’au soir j’entendais répéter que chaque goutte vaut de l’or.

Ailleurs on peut dire du mal de la pluie, donnerwetter, peut dire l’Allemand et sapperlott ou damned, peut dire l’Anglais, si la pluie rentre sous son col. Chez nous ça vaut une traîtrise à la patrie si ta figure ne brille pas quand le ciel se couvre – puisque chaque goutte vaut de l’or.

Il est vrai que ce matin j’ai entendu dire d’un exploitant que c’est déjà un peu trop toute cette pluie tombée cette semaine, et que ça nuit plutôt à la terre que ça ne lui profite. Je m’en suis vivement réjoui et dès qu’il s’est mis à repleuvoir, j’ai entamé un de mes longs jurons préférés – mais à mi-chemin le mot m’est resté en travers de la gorge.

Par le raisonnement qui suit.

Cette pluie ne profite pas à la terre. À moi non plus. Mais elle peut profiter par exemple aux métiers du textile et du cuir. Elle abîme les chaussures, les chapeaux, les vêtements. Il faut racheter des neufs, ce qui est bénéfique pour l’industrie nationale.

Chaque goutte vaut de l’or pour le cordonnier et la modiste – sans même parler du fabricant de parapluies.

Que je ne puisse pas aller me promener ? Est-ce que ça compte ? Nous vivons des temps, Messieurs les très respectés députés au parlement, des temps, Messieurs, où les intérêts individuels, égoïstes, doivent se taire devant l’intérêt universel, Messieurs, qui a vocation, Messieurs, de guider l’économie de notre pays, Messieurs, notre culture, Messieurs, notre industrie, Messieurs, vers un plus bel avenir, Messieurs…

Je parle joliment, n’est-ce pas ? Chacun de mes mots vaut de l’or.

 

 5 juin 1932

 

 

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« on entend la musique… » 

 

Depuis longtemps je n’ai pas lu une si belle annonce. Elle orne la vitrine d’une petite taverne des faubourgs. Elle souligne le bas prix et la grande diversité des plats de la maison et la qualité royale du service.

Puis, au bas, une petite phrase modeste mais fanfaronne :

« Toujours désireux de divertir notre clientèle, on entend chez nous la musique du grand restaurant voisin… »

Toi, esprit de Leibniz, foi enthousiaste en la perfection du monde, conviction naïve que toute opportunité sert les intérêts et le bonheur de l’homme. – Dieu de l’optimisme, bénis ce bon tavernier qui a inventé cette réclame ! – N’est-elle pas charmante ?

Pourquoi faudrait-il désespérer ?

Tu ne peux pas te permettre d’embaucher un orchestre ? Quelle importance ? Il y a toujours quelqu’un dans le voisinage qui en a un. Un qui produit les sons en une telle masse que ses miettes suffisent pour te faire vivre, sans même lui nuire comme le ferait un parasite – et alors ? D’autres entendent aussi leur musique ? Les clients de là-bas sont-ils privés de quelque chose pour autant ?

C’est ce qu’on peut appeler une économie planifiée.

Veiller à ne gaspiller aucune valeur, à utiliser les restes – il suffit d’avoir l’œil. Un œil exercé et prompt, comme le Tsigane qui, quand il a envie de nicotine, s’installe auprès d’un fumeur de pipe et inhale sa fumée.

Il ne faut pas être prétentieux. À quoi bon l’orgueil aristocratique selon lequel manger ce qu’un autre a laissé serait déroger, s’agît-il de bouchées royales ? Les temps ont bien changé.

Oui, on peut entendre la musique des voisins, c’est tout.

D’autres temps pourraient venir où il conviendrait d’être encore plus modeste ! On pourrait voir un jour une réclame du type : « Ici nous ne servons que de la soupe de rutabagas, mais l’odeur des saucisses parvient du voisinage. »

Le pauvre cuisine à l’eau, mais il n’est pas interdit de mélanger à son eau l’odeur du champagne, gratis.

Notre pays n’est pas riche, nul ne prétend le contraire. Mais on entend le tintement de l’or chez les voisins.

Divertissons nos compatriotes cultivés, culturellement et politiquement exigeants : on entend les ondulations de la musique de l’Angleterre et de la France.

Et quand toute la planète sera pauvre, on entendra du voisinage, du paradis, la musique des sphères.

 

 16 juin 1932

 

 

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olympiades[4]

 

Jai déjà beaucoup réfléchi pour comprendre comment, au temps des premiers jeux olympiques, avant Jésus Christ, on faisait pour satisfaire la curiosité de l’opinion publique. Socrate ne nous a légué, autant que je sache, aucun reportage original, bien qu’on ne puisse pas exclure qu’il en ait écrit en tant que collaborateur du Quotidien d’Athènes, du Graecia ou du Vesper, mais Platon n’en dit pas un mot, bien qu’il mentionne l’intérêt de l’excellent publiciste pour les sports.

Je commence à croire qu’à l’époque déjà c’était les enfants qui savaient tout, les premiers.

Pour ma part j’avoue que le peu que je sache, qui me permet de ne pas provoquer un scandale public par mon inculture, je le dois à mon fils Cini[5]. Qu’un demi-dieu emporte ce gamin, seul Jupiter sait où il va chercher ses informations, car moi je ne lui mets jamais un journal entre les mains. Pourtant cinq minutes après le déroulement des compétitions, il est à l’aise pour parler du record de Sexton, comme s’il avait sa radio personnelle : combien de centimètres et combien de secondes, amélioration de la performance du champion par rapport à son résultat à l’entraînement, et les chances qu’on peut accorder à Bárány pour la finale.

Au demeurant, la vie s’écoule dans l’imagination de Cini sous le signe de la grande olympiade, cet enfant a été complètement ensorcelé par la télé suggestion des records et des résultats à Los-Angeles.

Au petit-déjeuner il déclare avec une supériorité sportive quasi officielle :

- Mon temps de toilettes s’est nettement amélioré par rapport à hier : deux minutes et quatre secondes. Je crois que j’ai gagné ma place à la demi-finale de vitesse de toilettes sur dix yards.

- Mais tu ne t’es pas bien lavé les oreilles, coquin !

- Tu n’y connais rien, Papa. Habillement – toilettes – petit-déjeuner – chapardage d’abricots du voisin, font partie du pentathlon, or seul le temps total compte, les détails sont négligés : ce n’est pas un cours de gym à l’école.

- Ouste, à tes bouquins, va travailler, ça fait trois jours que tu n’y as pas touché.

Il hausse les épaules.

- Il est très probable qu’en matière d’apprentissage de l’anglais j’ai établi un record européen. En quatre minutes cinquante-six secondes j’ai appris une leçon d’une heure : c’est authentique, je l’ai chronométrée.

Je saute de ma chaise, et étant donné que mon geste menaçant fait comprendre à Cini que je m’apprête à faire tomber le record mondial de la vitesse de la gifle, il n’hésite pas à lever l’ancre dans la direction de Marathon – le démarrage étant fulgurant, il n’est pas exclu qu’il coure en un temps record, décidément cet enfant est en excellente forme.

 

 7 août 1932

 

 

 

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sensationnelle innovation Économique

 

Un économiste m’a expliqué comment se passent les choses aujourd’hui.

Aujourd’hui le Chili vend du salpêtre au Brésil, et le Brésil vend du café contre le salpêtre, ce qui est judicieux car si le Brésil a besoin de salpêtre, le Chili a plutôt besoin de café. Chacun y trouve son compte ; mais en fait, ils ont déniché une solution encore plus géniale. En effet le Brésil, dans le cas où finalement n’a pas vraiment besoin du salpêtre acheté au Chili, l’échange contre des wagons de chemin de fer chez les Allemands : pour deux kilos de salpêtre il aura une roue de wagon, pour trois kilos une cheminée, alors que pour quatre, un bel écriteau : « Nicht hinausbeugen ! »[6].

Quand je lui demande ce qu’il y a de si génial là-dedans, l’économiste m’explique que c’est une solution absolument magnifique, car six mois plus tôt encore la situation était différente : le Chili, puisqu’il n’avait pas besoin de salpêtre car le Chili préfère boire du café, si ce Chili, dans son ennui produisait néanmoins du salpêtre, disons dans la matinée, il jetait ce salpêtre dans le poêle dès l’après-midi. Alors que le Brésil, vu qu’il déteste le café, son propre café qu’on lui servait pour le petit-déjeuner, quand sa maman fermait les yeux pendant une minute, il le lançait en douce par la fenêtre, dans l’Océan Pacifique, ce qui fait qu’à la fin il n’avait ni salpêtre, ni café, ni wagon de chemin de fer. Mais maintenant tout a changé.

Et voilà.

C’est une excellente chose, ces trocs.

Mais moi, ce matin, j’ai eu une idée bien plus excellente encore.

Car il est vrai que le Chili a besoin du café, mais le Brésil n’a pas besoin du salpêtre qu’il recevrait en échange, puisqu’il le donne à l’Allemagne contre des petits wagons. Il se pourrait que l’Allemagne non plus n’ait pas besoin du salpêtre, alors elle l’échange avec quelqu’un d’autre, et ce jeu peut durer énormément longtemps, jusqu’à ce qu’on tombe sur quelqu’un qui a justement besoin de salpêtre – je dis ça comme ça, il m’est difficile de l’imaginer, car moi par exemple je n’en veux certainement pas.

Ne serait-il pas possible de faire la chose autrement, de façon à ce que chacun reçoive tout de suite ce dont il a besoin ?

Pour cela il suffirait d’un objet neutre, disons un galet rond dont personne ne voudrait. Mais on pourrait se mettre d’accord pour qu’on puisse obtenir tout contre ce galet, et tout le circuit s’en trouverait d’emblée simplifié.

Ce galet pourrait être par exemple un morceau de métal, ou même un bout de papier sur lequel il serait écrit combien on pourrait avoir de ceci ou de cela selon une certaine échelle.

Ici, dans ce café, où j’écris cela en parlant à haute voix, quelqu’un prétend que cette chose a déjà existé naguère, il s’en souvient, on appelait ça l’argent.

Mais c’est vrai, tiens, moi aussi ça me dit quelque chose.

Ça n’a pas dû faire l’affaire, il est complètement passé de mode.

 

20 août 1932

 

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fidÉlitÉ

 

Un journal étranger a rendu compte d’un inimitable acte d’héroïsme et de fidélité féminine. Le mari était extrêmement jaloux de sa jeune épouse, et il pouvait l’être car la belle était démesurément attirante, tout homme normalement constitué la lui enviait ; c’était devenu entre eux source de scènes sans fin, de soupçons, nature et conséquence directe des choses. À la fin, la belle en a eu assez de sa propre beauté qui causait tant de tourments et tant de chagrins, et afin de prouver son attachement illimité à son mari, elle s’est emparée d’un flacon de soude caustique et, à la façon d’autres femmes s’appliquant au pinceau du rouge, du rimmel et des crèmes de beauté sur le visage, elle s’en est badigeonné la figure pour s’enlaidir et éloigner les importuns.

Elle aurait mérité qu’un miracle se produisît, et qu’entre ses mains la soude caustique se muât en nectar : mais, hélas, les puissances compétentes de l’au-delà ne commettent plus de miracles depuis que notre époque malapprise a élu les sciences naturelles au trône de Dieu tutélaire. Le visage de la jeune femme fut cruellement labouré par le liquide malfaisant, et son mari peut désormais l’aimer à lui tout seul.

Mais des sillons de la beauté labourés par la soude, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, germe quand même un miracle : sur leur trace peut éclore la rose des beaux exemples et des paraboles.

Imaginez :

Premièrement, la fidélité revient à la mode dans les cercles féminins, et parmi les jeunes mariées, directement après les lunes de miel, commence une compétition de laideur telle que le monde n’en a jamais connu. Les institutions de beauté n’arrivent pas à tenir le rythme dans leurs réclames qui proposent des taches de vin, des produits pousseurs de poils, des taches de rousseur, des épaississeurs de nez, des rougisseurs de mains et des tordeurs de jambes. Les manufactures de parfums transforment leurs chaînes de fabrication et proposent des odeurs spécifiques pour femmes, propres à repousser l’homme, les gouttes de putois de Coty sont très recherchées.

Mais aussi, cet exemple grandiose est à même de transformer toute la vie sociale.

En sport, selon l’expérience de ces dernières semaines, quelques premiers athlètes se sont d’ores et déjà volontairement mal produits à l’étranger, pour qu’aucun autre pays n’ait l’idée de les débaucher.

D’éminents artistes et écrivains, pour prouver leur patriotisme et leur fidélité illimitée, écrabouillent la toile et le papier d’une racine noir profond, pour que l’étranger s’en détourne.

Et cet héroïque sacrifice de soi ne manquera pas de se manifester en politique, dans un but similaire.

C’est peut-être déjà le cas. 

 

4 septembre 1932

 

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Le lait

 

Je m’appelle X.Y., je suis journaliste – le jeune homme hoche la tête en guise de bonjour énergique, froid, je dirai même sévère. – C’est pour un sondage d’opinion.

Et déjà il sort son carnet, sans attendre si j’ai l’intention de répondre. Il demande :

- Quelle est votre opinion sur le lait ?

- Pardon ?

Son épaule sursaute, apparemment ma béate incompréhension l’énerve.

- J’ai demandé, répète-t-il en détachant les syllabes, quelle est votre opinion sur le lait ?

- Excusez-moi… je ne comprends pas… de quel lait s’agit-il ? Et de quel point de vue ?

- Comment ça, de quel lait ? – demande-t-il avec un léger apitoiement, comprenant qu’il a affaire à un lourdaud. – Du lait que nous buvons, du lait de vache. Et d’aucun point de vue, parce que nous sommes au-dessus des partis, mais en général, en tant qu’écrivain et penseur.

- Pardonnez-moi… Quel journal vous envoie ?

Il hausse les épaules. Il trouve ma question stupide.

- Je suis rédacteur au Bulletin des Producteurs de Lait, naturellement.

- Ah bon, dans ce cas je comprends.

- À la bonne heure – et il pose la pointe de son crayon sur son carnet. – Parlez normalement, je vous prends en sténo.

Je me racle la gorge. Je me sens comme assommé.

- Donc… vous avez demandé… ce que je pense du lait… Alors, allez-y, écrivez…

Je me racle encore une fois la gorge. Je me sens infiniment gauche. Mais c’est vrai… quelle est mon opinion sur le lait ? C’est bizarre. Rien ne me vient à l’esprit. Je me dis qu’il aurait aussi bien pu me demander mon opinion sur la pierre, le verre, l’eau. C’est affreux. Je dois pourtant dire quelque chose. J’essaye de cacher mon incertitude derrière une voix ferme, supérieure.

- Alors voilà, puisque vous me demandez mon avis… C’est une chose, euh… très blanche… blanche comme… la peau des femmes… il est très bon à… ou plutôt c’est très bon à boire… éventuellement mélangé à du café…

Le crayon s’arrête.

- Excusez-moi, dit-il avec indulgence et tendresse, vous m’avez mal compris. Je n’ai pas demandé ce qu’est le lait, je le sais. Je vous ai demandé votre opinion sur le lait, votre opinion personnelle. C’est ce qui intéresse le public.

Je rougis dans ma peine.

- Ah oui… entendu… parlons peut-être des produits laitiers… Euh… (je prends une pose)… dans le fond nous sommes tous des produits laitiers… nous provenons du lait… nous deviendrons lait… ha, ha, ha… c’est drôle, n’est-ce-pas ? Alors, en tant que produit laitier… moi-même… euh… qu’est-ce qui ne va pas ?

Il remet le capuchon sur son crayon, range son carnet, se lève.

- Si vous voulez… je reviendrai une autre fois… Quand vous serez mieux disposé. Ça ne fait rien, ça peut arriver à tout le monde… Mettez-vous peut-être des compresses… Bien le bonjour.

Et il s’en va. C’est seulement cinq minutes plus tard qu’il m’est venu à l’esprit (l’esprit de l’escalier) ce que j’aurais dû dire.

Que malgré tout, pour rester dans les produits laitiers, un écrivain boit du petit-lait quand on veut bien l’interviewer.

 

11 septembre 1932

 

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elle crochÈte une Écharpe 

 

As-tu aussi des filles ? Demanderais-je de concert avec le vieux et sénile roi Lear, si j’avais des filles. Je n’ai pas de filles, en revanche ma femme crochète une écharpe toute la journée.

Elle crochète cette écharpe depuis plusieurs semaines.

Ce n’est pas elle qui l’a commencée. On ne peut pas dire que c’est elle qui l’a commencée. C’est Olga qui l’a commencée, et si Olga peut crocheter une écharpe toute la journée, alors il n’y a pas de honte à crocheter une écharpe, car Olga pourrait se permettre de s’acheter autant d’écharpes que… Et pourtant elle crochète sans cesse, elle prétend que c’est pour faire des économies, et elle crochetait partout où elle est allée, en visite et au café, au concert et au cinéma, elle emportait partout son ouvrage. Elle crochetait de jour et elle crochetait de nuit, elle crochetait du soir jusqu’au matin et son mari m’a juré qu’elle n’a pas posé son ouvrage une minute… et elle a crocheté jusqu’au jour où ma femme l’a suppliée de lui passer son ouvrage qu’elle continuerait. Et quand Olga, impatiente, a voulu le reprendre, ma femme a préféré acheter pour Olga de la laine et un crochet pour qu’elle entame une nouvelle écharpe, et maintenant elles crochètent toutes les deux, ou plutôt toutes les trois parce que Terka crochète aussi, elles ont tout abandonné, elles ne bridgent plus, elles ne jouent plus au yo-yo, elles ne se rendent plus à des rendez-vous, ou si elles y vont, elles emportent aussi leur crochet, pour le meilleur amusement du jeune homme inconnu qui les attend et qui méritait mieux.

Et elle crochète son écharpe, avec des motifs jaunes et bleus, et l’écharpe est de plus en plus longue, elle traverse la pièce, elle percera le plancher comme la barbe de Barberousse, cette écharpe, vous verrez ; elle a déjà acheté plus d’une vingtaine d’écheveaux, mais ça ne suffit toujours pas. Elle ne va plus à la cuisine pour ne pas la salir, cela fait deux semaines que nous nous faisons livrer les repas par un restaurant du quartier, c’est mauvais et ça coûte les yeux de la tête. J’ai rêvé cette nuit que cette écharpe a glissé derrière moi dans l’antichambre, et quand j’ai voulu fuir, elle m’a attrapé par les chevilles, elle s’est enroulée autour de mon cou tel un serpent à sonnettes, c’est ma femme qui m’a réveillé dans sa bonté en me donnant des petites piques avec son crochet et elle m’a demandé pourquoi je hurlais dans mon sommeil. Et quand, étonné et plissant les paupières, j’ai observé cette écharpe et je l’ai trouvée trop courte par rapport au temps passé pour la crocheter, je lui ai exprimé le doute que j’avais qu’elle défaisait le jour ce qu’elle crochetait la nuit, ma femme s’est vexée et m’a demandé pour qui je la prenais, elle a déclaré qu’elle n’était ni une Sémiramis, ni une Messaline ou comment elle s’appelle, chez Lopedevega ou Penelopade, la femme d’Homère, écrite par Odysséus.

J’attends qu’elle finisse un jour cet ouvrage et qu’elle s’en sépare. Je saurai au moins avec quoi me pendre. Je crains de ne pas pouvoir attendre jusque-là, ça me coûterait trop cher – je préférerais acheter pour deux cinquante l’écharpe qu’elle avait reluquée dans une vitrine, pour la prendre en modèle, non seulement elle, mais également Olga et Terka, mais elles l’avaient trouvée trop chère et elles avaient décidé de se débrouiller toutes seules, d’autant plus que pendant ce temps le mari d’Olga a fait faillite, et s’est associé en secret au commerce de tricotage où sa femme achète sa laine.

 

23 octobre 1932

 

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l’esprit du temps[7]  

 

Connaissez-vous cette charmante anecdote transylvanienne ?

 

L’originale

- Salut, l’ami.

- Pas l’ami.

- Pourquoi ça ?

- J’ai pris femme.

- C’est tout bon.

C’est pas bon.

- Pourquoi ça ?

- Elle est vieille.

- Grave !

- Pas grave.

- Pourquoi ça ?

- Y a une dot, une maison.

- C’est tout bon.

C’est pas bon.

- Pourquoi ça ?

- Elle a brûlé.

- Grave !

- Pas grave.

- Pourquoi ça ?

- La vieille a brûlé avec.

 

(Plusieurs variantes à consonance contemporaine sont possibles, prenons-en une qui s’applique bien chez nous.) :

 

la variante

- Mes respects, Monsieur le Conseiller.

- Il n’y a plus de monsieur le conseiller.

- Pourquoi ça ?

- Je suis devenu conseiller principal à la Bourse.

- Vous m’en direz tant.

Vous m’en direz rien.

- Pourquoi ça ?

- La Bourse est inerte.

- Ça craint.

Ça craint pas.

- Pourquoi ça ?

- J’ai acheté des dollars.

- Vous m’en direz tant.

Vous m’en direz rien.

- Pourquoi ça ?

- Je me suis fait prendre.

- Ça craint.

Ça craint pas.

- Pourquoi ça ?

- Mon associé les a sortis à l’étranger.

- Vous m’en direz tant.

Vous m’en direz rien.

- Pourquoi ça ?

- On lui a tout pris.

- Ça craint.

Ça craint pas.

- Pourquoi ça ?

- Mon associé aussi est retenu à l’étranger.

 

25 novembre 1932

 

 

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raconte-moi le cochon vert

Vous vous souvenez du conte à dormir debout, quand vous aviez trois ans ?

Raconte-moi une histoire, nous asticotions nos chers parents ou la baby-sitter ou la brave bonne à tout faire.

- Bon, je te raconte le cochon vert, a-t-elle enfin consenti en poussant un soupir.

- Alors ?

- Je n’ai pas dit alors, j’ai dit : je te raconte le cochon vert.

- Alors raconte.

- Je n’ai pas dit alors raconte, j’ai dit : je te raconte le cochon vert.

L’enfant commence à se mettre en colère.

- Pourquoi tu ne commences pas ?

- Je n’ai pas dit pourquoi tu ne commences pas, j’ai dit : je te raconte le cochon vert.

À ce point, un petit enfant normal se met à pleurer, à trépigner, il peut éventuellement mordre la main ou le bras de l’adulte moqueur ou ce qu’il peut atteindre, mais au minimum il essaye de le griffer.

Je remarque qu’il a raison.

On n’a pas le droit d’abuser d’une innocence de bonne foi.

Car, n’est-ce pas, on ne peut pas qualifier autrement que d’innocence de bonne foi ce qui a fait briller nos yeux lorsque le conseil municipal de la capitale, avec un commissaire administratif à sa tête, nous a déclaré :

- Venez, les enfants, je vais vous raconter la réforme administrative.

- Oh, c’est super, raconte-la nous ! – avons-nous crié.

Et lui :

- Je n’ai pas dit raconte-la nous, j’ai dit : il convient de réformer de A à Z l’administration.

- C’est ça ! C’est ça ! – avons-nous crié – il convient de la réformer ! C’est magnifique ! Voyons !

- Je n’ai pas dit voyons, j’ai dit : nous allons introduire un nouveau système administratif.

Nous avons commencé à perdre patience.

- Alors pourquoi ne commences-tu pas ?

Là-dessus, lui…

Là-dessus, il a répondu que nous apprendrons qu’il a décidé que tout fonctionnaire sera tenu de passer un examen sur le système administratif en cours.

Qu’est-ce que c’est, si ce n’est pas un cas typique d’histoire du cochon vert ?!

À quoi sert de passer un examen sur ce que nous voulons réformer, transformer radicalement, car manifestement c’est mauvais, inadapté et dépassé ?

À quoi sert à un chauffeur de passer un examen de conduite de fiacre ? Ou à un médecin, de l’art des incantations ? Ou encore à un barbier, de la théorie des nattes tressées de cheveux d’hommes ?

Nous craignons que la municipalité ne nous berce avec tout cela. Elle veut seulement raconter qu’elle veut raconter, mais pour le moment elle n’a pas la moindre idée : où habite et à quoi sert le cochon vert si prometteur de la réforme administrative ?

 

11 décembre 1932

 



[1]Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur  dans la traduction de Cécile A. Holdban.

[2] Botond le preux : héros légendaire du dixième siècle ; Miklós Zrinyi (1508-1566) héros de la guerre contre le Turcs ; Fuite de Zalán : poème épique de Miháhy Vörösmartu (1825) ; Titusz Dugovics : héros de la guerre contre les Turcs (1456) ; Pál Kinizsi (1432-1494) héros au temps du roi Mátyás.

[3] Edgar Wallace. (1875-1932). Auteur anglais de pièces et de romans policiers.

[4]Éditée en 2014 aux Éditions du Sonneur  dans la traduction de Cécile A. Holdban.

[5] Ferenc Karinthy : 11 ans en 1932.

[6] Ne pas se pencher au dehors !

[7] Cette chronique a paru également dans le recueil Instantanés, en 1933.