Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

Souvenir de quatorze

Deux dialogues dans le dix-septième mois
de la guerre mondiale

 

1. Deux écrivains au café

 

L’un : Pourquoi tu viens si tard ?

L’autre : Et toi ?

L’un : J’ai travaillé à mon roman toute la journée.

L’autre : Moi aussi.

L’un : Ah bon ? Tempête de Sang sur l’Océan de Feu ?

L’autre : Celui-là même. J’en suis au troisième chapitre qui s’intitule Baiser mortel noyé de sang. Ce n’est pas bon, ça ?

L’un : C’est très beau. Mon roman à moi avance aussi passablement, L’Europe Feu et Flamme. Je suis en train d’écrire le chapitre Hurlant plaisir de mort.

L’autre (un peu jaloux) : Comment tu dis ?

L’un (fièrement) : Hurlant plaisir de mort.

L’autre : Et que dis-tu de mon Chiens de canons hurlants ?

L’un : Et de mon Carpates ensanglantées ?

L’autre : Je dis mieux : Ruisseaux de sang.

L’un : Encore mieux : Bombes spasmodiques.

L’autre Enfer de shrapnells hurlants.

L’un : À l’ombre des bois de mort.

L’autre : Tu sais quoi ? Je vais te dire quelque chose de simple. Un titre très simple, un petit mot insignifiant, mais mon éditeur m’a déjà versé une avance rien que pour ce titre. Simplement : Eiou !…ou…ou ! Évidemment avec des points d’exclamation. Tu comprends ? L’expression phonétique du sifflement des balles, un simple adverbe, si tu veux. Mais l’effet est énorme. Le soldat, s’il s’arrête devant la vitrine du libraire et voit un titre comme ça, se retrouve en pensée dans la tempête sanglante de mort fleurie, l’eau lui vient à la bouche, ses yeux s’ensanglantent, ses poings se ferment, il est saisi d‘une fureur sauvage et il fonce dans la boutique pour acheter ce livre brillant.

L’un (convaincu) : Tu as raison !

L’autre (victorieux) : Eh, mon ami ! Il faut parler leur langue ! Sans vouloir me vanter, ce qui fait reconnaître un écrivain authentique c’est qu’il ressent l’esprit de son temps, il cible le mot que des millions de gens cherchent, il repêche simplement dans la poche de son gilet le désir inexprimé de millions de cœurs. (Avec emphase.) Je le ferai publier en dix mille exemplaires.

L’un : Et que dirais-tu de ce titre : Ora…ra…rage !...

L’autre : Pas mal. Mais il conviendrait de signaler où tu mets l’accent. L’accent qui glace le sang. Tu comprends ? L’accent dont le sang se fige. (Incertain) Avec peut-être un sous-titre : Glace de sang ?

L’un : Non. Plutôt une musique. Tu écris une partition au-dessus du titre, elle exprimera musicalement ton Ora…ra…rage ! En clé de sol, avec deux bémols, à deux temps.

L’autre (ivre) : En lettres rouges ?

L’un : En lettres saupoudrées… avec des petits points rouges, tu sais… Comme si on avait aspergé la page de couverture avec du sang… Ce n’est pas bon, ça ?

L’autre (les yeux brillants) : Oui… Avec un pulvérisateur… et en bas, en illustration, une corneille…

L’un : Dans sa bouche un globe oculaire.

L’autre : En arrière-plan l’horizon qui brûle.

L’un : En bas de page le slogan de l’éditeur : Fleur pour fleur – orage de sang hongrois, prix : 4 couronnes 50 fillérs.

L’autre : Tirage : quatre-vingt mille !

L’un : Six cent mille ! 

 

2. Deux soldats blessés à l’hôpital.

 

L’un : Tu n’as pas autant gémi ce soir, camarade.

L’autre : Non.

L’un : Apparemment tu guéris.

L’autre : Dieu seul le sait, j’en doute. Seulement je n’ai pas remarqué que ça fait mal. Je lisais.

L’un : Tu lisais quoi ?

L’autre : Ce livre, tiens. J’sais pas qui l’a écrit ni son titre, la couverture est déchirée, mais qui que ce soit qu’il l’ait écrit, c’est un brave Hongrois, Dieu le bénisse.

L’un : Tiens donc.

L’autre : Parce qu’il m’a tellement saisi l’esprit, il m’a fait à la fois rire et pleurer.

L’un : Eh ben ! Et ça parlait de quoi ?

L’autre : Je ne sais pas te le dire bien en ordre. Ça parlait d’un homme très riche et de son château, et du jardin, dans lequel poussaient des noyers. Puis il écrit dedans qu’un soir un moineau se pose sur la clôture, il y picore les miettes qu’une petite fille y avait oubliées, puis, que le Monsieur du château regarde ça depuis sa fenêtre, puis la cloche sonne pour le dîner.

L’un : Tiens donc.

L’autre : Comme ça. Mais moi je ne sais pas le raconter si bien. Puis le châtelain il sort, puis il se met à parler à la jeune paysanne, puis ils se comprennent fichtrement bien, si bien qu’ils s’embrassent.

L’un : Tiens donc.

L’autre : Comme ça. Puis ils font une causette chaque soir, une très belle causette, sur la forêt, et sur les étoiles, puis le Monsieur du château va même rester là, il ne va pas à la ville, où il pourrait devenir un grand homme, un piloticienj’sais pas quoi, ou un dipolmate, chais pas quoi. Il reste donc là, puis on apprendra que la paysanne n’est pas une paysanne mais qu’elle est une enfant oubliée d’anciens seigneurs, puis ils vivent comme ça, puis ils sèment des miettes aux moineaux…

L’un : Tiens donc.

L’autre : Comme ça.

L’un : C’est vrai que c’est bon, un bon livre. Moi aussi j’ai connu une fois une fille.

L’autre : Moi aussi… Puis nous faisions de grandes discussions comme ça, sauf que ce n’était pas à la campagne, mais à Pest, à l’usine. Moi j’étais ouvrier alors à l’usine, et elle était ouvrière. Mais c’est pareil, nous avions de grandes discussions comme ça quand nous nous aimions.

L’un : Je n’ai pas pu épouser la mienne…

L’autre : Eh, on a la vie dure quand on est pauvre.

L’un : Ça ira mieux un jour. Alors je me marierai.

L’autre : Moi aussi.

L’un : C’est bien.

L’autre (réfléchit, puis se met à rire). 

L’un : Qu’est-ce qui te fait tire ?

L’autre : Je ris de ce livre, quand Monsieur Sándor, c’est comme ça qu’il s’appelle, il a eu peur d’un lapin…

 

Az Újság, 19 décembre 1915

Article suivant paru dans Az Újság

 

article suivant dans la liste de presse