Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Contes du vieux mendiant

 

I

Il était une fois, moins loin qu’au Royaume des Contes, il a des milliers d’années, dans un pays merveilleux.

Dans ce pays régnait l’éternel charme du printemps. La voûte céleste était aussi bleue que le miroir de l’Adriatique un matin d’été. Et l’éclat du soleil était aussi rouge doré que si une aurore éternelle drapait le dessus des champs. Dans la brume du lointain s’érigeaient des chaînes de montagnes couvertes de forêts épaisses.

Ce pays se nommait Hellas.

Sous le ciel de Hellas les gens vivaient heureux et satisfaits. Les enfants souriaient toujours de leurs yeux bleus comme le ciel.

C’était un très beau pays !

Quand je pense à ce pays, j’imagine que je marche dans une forêt de lauriers, à la tombée du jour. Sur un sentier qui sort du bois apparaissent les silhouettes de deux petits enfants. L’aîné est un garçon. Il porte une robe blanche descendant jusqu’aux genoux, serrée d’une ceinture ; il tient une baguette de coudrier dans sa main. Une fillette avance à ses côtés à petits pas, vêtue d’un long tissu aux manches larges. Sa chevelure blonde est serrée par un anneau doré, aux pieds elle porte des sandales de lanières.

Le soleil s’apprête à sombrer. Subitement le chant d’un rossignol s’élève dans le bois : un chant doux et triste, comme si le chanteur prenait congé du soleil couchant. La petite demande :

- Allons-nous rentrer à la maison, Pruxos ?

- Nous allons d’abord nous reposer au bord l’eau, Phélia ! – répond-il.

Un ruisseau serpente non loin de là. Des fleurs odorantes étalent leur blancheur sur la rive. Alors que la petite Phélia court devant à la recherche d’un tapis doux et vert pour s’étendre, elle s’arrête brusquement et se tourne vers son petit compagnon.

Pruxos ! – dit-elle avec étonnement. – Regarde ! Un randonneur à cheveux blancs est assis là, au bord du ruisseau. Il a la tête penchée. Un vieux baluchon de cuir pèse lourdement sur son dos courbé. Il fixe l’eau, il est immobile comme s’il dormait, il serre fort dans ses bras sa vieille harpe de bois. Ça doit être un vieux mendiant joueur de luth, il a dû s’écarter du chemin pour boire de l’eau.

Les enfants s’approchent de l’homme doucement, sur la pointe des pieds. Le vieux lève brusquement la tête et se tourne vers eux. Il a une longue barbe blanche qui lui tombe sur la poitrine. Mais ses paupières restent fermées : il est aveugle.

Pruxos et Phélia se plantent là, émus. Le garçon s’enhardit pour demander :

- Bonjour Monsieur, vous vouliez boire ?

- Oui – répond le vieux. – J’étais fatigué, je voulais me reposer un peu. Mais je suis incapable de prendre de l’eau, je ne vois pas et j’ai peur de tomber dans le ruisseau. Mais qui es-tu, mon enfant ? J’entends à ta voix que tu es un petit garçon.

- Je m’appelle Pruxos, fils du pêcheur Philemon. Je suis en compagnie de Phélia. Attends, je vais t’apporter de l’eau !

- Les dieux te bénissent, mon enfant !

Pruxos descend au ruisseau et, comme il n’a pas de gourde, il prend de l’eau dans ses deux mains et l’apporte prudemment au vieux. Celui-ci se penche au-dessus des petites mains et lape avidement cette eau. Puis Phélia apporte aussi quelques gouttes dans ses mains minuscules et c’est ainsi qu’ils étanchent la soif du vieux mendiant. Quand il a assez bu il se tourne vers les enfants.

- Merci, mes chers enfants ! Deviens un héros courageux, Pruxos ! Sois heureuse, Phélia !

- Viens-tu d’un pays lointain ? – demande Pruxos pendant qu’ils s’assoient près du vieux.

- Je viens de loin, mais je n’irai plus nulle part. C’est ici que je me bâtirai une cabane dans la forêt et c’est de là que j’irai chanter à la ville avec mon luth.

- As-tu vu beaucoup de pays ? Connais-tu des contes ?

- Oh oui, j’en connais beaucoup. Je fais de beaux rêves et le lendemain je les chante sur mon luth. J’ai aussi parcouru les sommets du Mont Olympe. Car je suis aimé des dieux.

- Raconte-nous quelque chose – demande Pruxos.

- Volontiers. Vous êtes des enfants sages et gentils.

Le vieux tend sa main tremblante pour caresser le visage de la petite Phélia.

- Vous avez été bons pour moi. Je connais un conte sur deux petits enfants, ils sont exactement comme vous.

- Mais tu ne nous vois pas ! – remarque Phélia.

- Pourtant je vois comment vous êtes. Ils étaient comme ça aussi, les deux petits princes : Phrixus et Helle. Un garçon et une fille. Leur père était le roi d’un pays merveilleux aux épis dorés. Leur mère, la reine Nephélé les aimait comme le rossignol aime ses oisillons.

Mais cette douce mère aimante mourut. Le roi avait beaucoup à faire, il n’avait pas de temps à consacrer à ses enfants. Et puis il a épousé Inô, la fille du fier Cadimus, pour qu’elle soit mère de ses petits. Mais le roi ignorait qui était en réalité cette Inô ! C’était une magicienne méchante, qui avait conquis son cœur avec un philtre secret.

Le cœur de Inô était rempli de haine pour les enfants. Chaque fois qu’elle les voyait, elle leur lançait un regard si sombre que les enfants allaient se cacher en tremblant. Elle avait des yeux noirs comme le guépard.

Le temps passait, et Inô mit au monde deux autres enfants. À compter de ce jour elle eut encore plus de haine pour Phrixus et Helle. Elle tiraillait les mèches dorées de Helle et envoyait Phrixus dans la forêt à la nuit noire. Le roi ignorait tout cela, car il vivait toujours sous le charme de la méchante femme.

Inô décida de tuer les deux enfants. Le lendemain une sécheresse terrible se répandit dans tout le pays : les épis dorés penchaient leur tête et la terre craquelait. Alors le roi envoya des émissaires chez le devin pour lui demander conseil.

Au retour des émissaires Inô les attendait et elle leur dit :

- Dites au roi que le devin exige la mort de Phrixus et Helle, et moi je vous ferai riches.

Les hommes méchants obéirent et la douleur du roi fut effroyable. Mais, parce qu’il crut que c’était l’ordre des dieux et parce qu’il subissait encore la magie de Inô, il décida de faire tuer les enfants.

On les emmena dans les champs. Mais au moment où le bourreau levait son glaive pour leur couper la tête, une bourrasque s’éleva et un nuage de poussière dissimula les enfants. C’est la mère morte des petits innocents qui revenait les chercher pour les sauver. Un bélier à pattes rapides se présenta devant eux et les deux enfants montèrent sur son dos. Le bélier s’éleva et ses ailes les portèrent à vive allure dans la direction de la mer.

Ils volèrent, volèrent au-dessus de l’eau infinie. En bas la houle s’agitait et le bélier doré pria les enfants de ne pas regarder vers le bas. Ils s’accrochaient solidement à sa laine et volaient. Tout à coup on entendit le tonnerre. Helle oublia les injonctions du bélier, elle lâcha la main de son frère et regarda vers le bas. La vue de la profondeur vertigineuse la fit s’évanouir et elle tomba dans la mer.

Phrixus arriva tout seul de l’autre côté de la mer. C’est là qu’habitait le roi Aléthès, le garçon offrit le bélier à ce roi. Le roi avait une très belle fille, plus tard il donna sa fille au jeune homme pour épouse. Et la laine du bélier doré fut suspendue au temple de Jupiter, trois dragons veillaient dessus.

Le vieux mendiant se tut. C’était le soir, les étoiles s’allumaient dans le ciel. Il dit :

- Le conte n’est pas terminé. Mais cela suffira pour aujourd’hui. C’est le soir, vous devez rentrer. Mais si cela vous tente, revenez ici chaque soir. J’habiterai à l’orée du bois. Rentrez bien, chers enfants. Les naïades des bois veillent sur vous.

Pruxos et Phélia prirent congé du vieux mendiant au luth et lentement, en rêvant, ils ont repris le chemin à travers la prairie. Quand après quelques pas ils se sont retournés, ils ont encore vu l’aveugle à la même place, toujours assis, immobile, au bord du ruisseau, la tête plongée dans ses bras. La lune levée éclairait ses mèches blanches, comme si elle voulait ajuster une couronne de rayons sur sa tête. Une à une, les étoiles montaient doucement dans le ciel. Parmi les feuillages des arbres de gentilles naïades guettaient pour que les deux petits enfants suivent doucement, la main dans la main, leur chemin champêtre éclairé par la lune.

 

Az Újság, 24 juin 1906.

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