Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Lettre du
Balaton
Je bronze
C’est dès le premier jour que j’ai fait la connaissance de Monsieur Praktiker, dans l’eau.
Je pataugeais lentement, j’avançais vers la rive sud du lac. J’ai marché, j’ai marché, toute la journée et toute la nuit, j’ai beaucoup avancé : les vagues sonores du Balaton tapaient mes chevilles, si je marche encore trois milles marins, il se peut qu’elles couvrent déjà mes genoux. Attention : pas plus tard qu’hier j’ai lu que quelqu’un s’est noyé dans le Balaton – c’était un acrobate, le malheureux, on comprend qu’il était obligé de marcher sur la tête, tout allait bien aussi longtemps que sa tête est restée immergée, mais aux environs de Siófok sa tête émergée s’est noyée dans le nuage de parfum qui flottait autour du maillot de bain de Madame Bodrogi – le pauvre artiste n’a pas survécu. (J’ai entendu dire qu’à Siófok on verse de l’eau de Cologne dans le Balaton, pour éviter une odeur rustique.)
Mais ce n’est pas cela que je voulais vous raconter, je voulais vous raconter comment j’ai fait la connaissance de Monsieur Praktiker, qui par la suite m’a conseillé comment soigner mon dos que le soleil avait brûlé. J’avais déjà eu trente autres recettes ; j’avais suivi fidèlement la plupart, avec peu de résultat. J’avais tartiné mon dos avec du beurre, puis de l’huile de table, puis du blanc d’œuf ; je n’ai pas continué à défaut d’instructions, pourtant logiquement, n’est-ce pas, ensuite viendrait la chapelure, puis faire frire à la poêle le dos pané et servir avec du sel, du paprika et un citron coupé en deux. J’avais étalé en outre sur mon dos du cirage à chaussures, de la paraffine qui sert à nettoyer le métal, puis de l’assaisonnement de soupe Maggi. J’avais aussi appliqué des moitiés de pêches, de la sauce tomate avec du pot-au-feu, et aussi du gâteau au chocolat et de la glace à la vanille. Je m’étais badigeonné le dos de tout mon déjeuner, y compris le dessert et l’extrême-onction, j’avais endossé le péché d’autrui, rien n’y a fait. Mon dos oint s’est brûlé les doigts. Un chagrin me pesait sur le cœur : si au moins je me trouvais en Nouvelle Zélande où je pourrais vendre ma peau à des anthropophages pour un meilleur prix cuite que crue. Mais ici, qui s’intéresserait à mon dos rôti et croustillant ?
Je voulais donc parler de Monsieur Praktiker, raconter comment j’ai fait sa connaissance dans l’eau. C’est une très bonne chose ici que la plupart des gens nouent connaissance et se présentent dans l’eau. L’autre jour j’ai vu un corps gras d’homme nu, en slip de bain, avec des poils sur la tête, qui papotait à côté d’un autre mammifère à poil. Le corps d’homme nu tendait un de ses membres supérieurs et disait au mammifère : « Je suis le docteur Tyetyetye, n’est-ce pas à Madame Tratata que j’ai l’honneur ? J’ai souvent eu l’honneur de vous voir, Madame, au théâtre, je connais également votre époux. » Sur quoi le mammifère opina de la tête, si bien que l’eau de sa tête lui a coulé dans les oreilles, et elle n’a pas dit franchement ce qu’elle aurait dû dire : « en ce moment je ne suis pas Madame Tratata, mais un caniche mouillé, une grelottante nue, une nudité mouillée qui, si on l’exposait au zoo, porterait l’écriteau : Greloteau aquatique, ou Crapus vulgaris (Linné), veuillez ne pas toucher. Les enfants arrêteraient leurs parents et diraient : regarde Maman, ce piteux raton laveur baveux ». Mais elle n’a pas dit ça, elle a opiné de la tête et dit : « En effet mon mari a parlé de vous, Docteur, il s’est demandé pourquoi vous ne venez pas nous voir. » Sur quoi le docteur n’a pas répondu ce qu’il aurait dû : « En ce moment je ne suis pas le Docteur, le savant méritant des sciences juridiques, je ne suis qu’un aspic dégoulinant, un paquet lacustre ridé, un accordéon grinçant, enroulé dans du feutre que, si on le servait à table à la place d’un chou farci, le mari demanderait à sa femme : « Pourquoi tu as encore fait tomber la boulette à la mie de pain dans l’eau de la vaisselle avant de la servir ? » - Il n’a pas dit cela mais il s’est de nouveau prosterné et il a dit : « Oh, Madame, vous me comblez, depuis longtemps j’espérais avoir l’occasion de faire votre connaissance, Madame. »
Ah, ce n’est pas de cela que je voulais parler, mais de Monsieur Praktiker, vous raconter comment j’ai fait sa connaissance dans l’eau. Eh bien, je pataugeais lentement, j’avançais vers la rive sud du lac, comme je l’ai déjà dit quand tout à coup…
(Ce qui s’est passé, dans ma prochaine lettre.)
Az Újság, 24 juillet
1913.
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