Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Lettre du Balaton
LÉGENDES DE HIMFFY
Asseyez-vous près de moi devant la
cheminée, cher Monsieur Praktiker, asseyez-vous donc,
cher ami rêveur, la chaleur y est déjà, je veux dire votre chaleur, et écoutez
les vieilles légendes sur la Csobánc, sur Tátika, sur Kenese[1]. Posez votre barbe ondulée et tournez vers
moi vos lunettes simples et naïves. Écoutons ce que nous raconte l’esprit de Himffy dans cette nuit de pleine lune sur le Balaton.
Ne vous endormez pas, Monsieur Praktiker. Qu’est-ce que vous croyez, moi aussi j’ai
sommeil. Vous aussi vous avez été réveillé de bonne heure par l’orphéon
"Les Tigres" ? Moi oui. Les chanteurs sont arrivés avec le train
de huit heures, des hommes doux et blonds, ils sont entrés au restaurant de
l’hôtel, et tranquillement, pleins de ruse, ils y ont pris place, ils ont
doucement commandé des cafés, à vue de nez de paisibles pères de famille, de
braves citoyens. Seul un œil expérimenté a remarqué que de temps en temps ils
échangeaient des clins d’œil impétueux et résolus, que leurs index s’agitaient
mystérieusement sous la table comme noués en un seul circuit électrique, et
comment ils aiguisaient doucement, discrètement, au fond de leur rougeaud cou
délicat les intrépides dents du son avec lesquelles l’instant suivant ils
mordraient.
Moi je dormais encore doucement à cette
heure-là. Je rêvais que je me berçais dehors sur le Balaton azuré, le Balaton
frissonnait, et en face de moi il y avait un autre canot, dans ce canot était
assis un grand échalas brun et il canotait. Je l’ai aussitôt reconnu : il
s’agissait de ce jeune pêcheur qui canote sur le Balaton frissonnant, et dont
le filet a été abandonné par la chance pendant que lui-même était délaissé par
son amie. J’étais ravi de faire enfin sa connaissance. Je lui souriais
timidement, j’ai ôté mon chapeau que j’ai accroché à une patère qui sortait sa
tête de l’eau au même moment. Nous avons engagé la conversation. Je lui ai dit
que j’avais entendu de bien belles choses sur lui : qu’il est beau de le
voir canoter sur le Balaton frissonnant. Sa réponse fut légèrement âpre :
sur quoi voulez-vous que je canote, je ne peux pas canoter au fond du lac,
seuls ces idiots de Budapestois peuvent s’en étonner. J’ai toussoté et j’ai
évité discrètement de soulever le problème de son amie, je ne voulais pas
manquer de tact, mais c’est lui qui a abordé le sujet. Il m’a longuement
analysé que s’il est vrai qu’elle l’a délaissé, elle lui a écrit trois lettres
depuis, elle aimerait lui revenir. Mais il ne veut plus d’elle, d’une part il a
vieilli, d’autre part il ne veut pas perdre son poste actuel, ce qui est sûr
est sûr. Il préfère canoter sur ce lac, il est content de son sort, Beaucoup de
jeunes le chantent toujours, on l’a enregistré sur gramophone et ça lui
rapporte bien. Pourvu que ne viennent pas trop de jeunes poètes qui écrivent de
nouveaux poèmes sur le Balaton, dans lesquels ce n’est pas l’amie qui quitte le
jeune pêcheur, mais c’est le jeune pêcheur qui quitte son amie, il va à Paris,
il devient Alphonse , il gagne plein d’argent avec un film, et il fait tourner
la tête à quantité de femmes, pouah ce Psylander :
en voilà un drôle de jeune pêcheur. Puis il a parlé aussi de l’Écho de Tihany
avec lequel il passe de bons moments, ils boivent. Ce malheureux il n’a pas de
chance : il est devenu sourd pour sa vieillesse. Hé, tonton Tihany,
cria-t-il fort et il ajouta pour moi : vous voyez, il n’entend plus, il
n’entend plus le vieux coquin. Hé, hé, tonton Tihany, oh, oh ! Et le jeune
pêcheur hurla jusqu’à en devenir bleu, mais je n’ai pas pu finir ce rêve. J’ai
été réveillé par des braillements énormes, dans mon demi-sommeil je croyais que
c’était toujours le jeune pêcheur qui appelait toton Tihany. Mais non, ce n’est
pas lui qui m’a réveillé mais ce sont les chanteurs de l’orphéon des Tigres qui
se sont mis en branle. Ils ont chanté « Dors, dors, charmante alouette,
fais de beaux rêves… ». Alors toutes les alouettes des environs se sont
réveillées terrorisées et se sont envolées. J’aurais aimé m’envoler avec elles,
je n’aurais pas été obligé d’écouter aussi le chant populaire qui commence par
« Doucement, doucement… ». Je crains que les Tigres, ayant chanté
cette chanson à tonton Tihany, l’avait rendu sourd.
Mais après vint une bien belle chanson : « Qu’était l’amour pour
moi ? » d’après un poème de Petőfi. C’est beau quand ça vient de
trois cents gorges d’hommes à la fois. Toutefois j’étais étonné que trois cents
hommes soient tous pareils et que l’amour soit la même chose pour chacun, comme
ils l’ont déclaré collectivement.
Eh oui, Monsieur Praktiker,
mais ce n’est pas de cela que je voulais vous parler. Je voulais vous raconter
une vieille légende de la vielle Csobánc. Il y est
question de l’ondine du Balaton que vous avez connue, Monsieur Praktiker, elle vous connaît très bien. Elle est arrivée
ici il y a trois semaines avec le douze heures dix. Elle a occupé la cabine
numéro trente-deux à côté de moi, elle chantait, elle chantait, elle vous
fredonnait à l’oreille, Monsieur Praktiker, elle a
chanté un peignoir flottant bleu ciel sous le clair de lune que, pourtant, on a
oublié, pourtant vous voyez, Monsieur Praktiker,
qu’ici on ne peut pas vivre sans, Monsieur Praktiker.
Vous êtes un mari inattentif et méchant.
Vous êtes pressé, Monsieur Praktiker ? Bon, je vous raconterai ça la prochaine
fois.
Az Újság, 30 juillet
1913
[1] Csobánc : colline à proximité du lac Balaton, Tátika : une des plus anciennes citadelles autour du Balaton, Kenese : village sur le Balaton. (Himffy est le nom d’une famille noble au XIVe siècle).