Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

LES PLUS FAMEUX JEUX DE SOCIÉTÉ BUDAPESTOIS

DES DIX DERNIÈRES ANNÉES

 

Six dans trente ou quarante ans quelqu’un prend en main les journaux divertissants de la période actuelle et les feuillette en se demandant comment les gens se distrayaient dans la vie de tous les jours à l’époque des guerres et des révolutions qui ébranlaient le monde, il ne croira pas que cela était possible. Des époques s’écroulaient dans des craquements terribles, les maisons se dressaient sans toit, des trains gémissant couraient en tous sens et le temps déraillait de ses ornières – et quand la vie n’était sûre ni sur terre, ni dans le ciel et quand chaque jour se produisaient des événements hors du commun qui n’arrivent dans l’histoire qu’une année sur cinquante – dans ces journées effrayantes de pluie et de flamme, à Budapest comme en province, quantité de gens s’amusaient à se casser la tête pour trouver le nombre d’hommes célèbres dont le nom commence par un B ou par un K – ou se demandaient comment on arrivait à caser de façon sensée un nom proposé ou toute une expression dans des locutions préparées.

À d’autres occasions des gens recherchaient des noms dans les trésors de la langue hongroise – encore d’autres démontaient les noms propres en lettres et les recomposaient de façon à faire ressortir une propriété caractéristique du titulaire du nom. Il y avait dans tout cela quelque chose de comique, d’infantile, d’immature – des hommes sérieux, des commerçants et des professeurs, quand ils prenaient le journal en main, hochaient la tête et protestaient : c’est incompréhensible que ce genre d’amusement digne des écoliers fasse rage même au Club des Écrivains, dans les cercles de l’aristocratie intellectuelle ! Et le plus inouï, c’est que le public se laisse entraîner ; pendant que le ciel et l’horizon flambent autour d’eux, les gens taillent des charades et la rédaction reçoit des courriers par tonnes de toutes les classes de la société, des tranchées des champs de bataille, de l’étranger lointain aussi. Et pendant que chez nous, pâles et tremblants, nous attendions les nouvelles, nous trépignions devant les communiqués de guerre pour imaginer à travers quelques mots peu loquaces l’épopée inconnue qui se déroulait au dehors. Pendant ce temps le héros de l’épopée, le soldat de la guerre mondiale – sous la lumière boréale des shrapnells qui explosaient, dans l’enfer des obus qui sifflaient – excité, tournait les pages de la revue théâtrale pour vérifier si "l’énigme" qu’il avait postée avait bien paru. Monsieur le professeur tombe à la renverse d’indignation. « Si ce n’est pas une folie de masse, alors je ne sais pas ce que c’est ! » Et il jette le journal par terre, part vaquer à ses occupations – cinq minutes plus tard il se rend compte qu’il n’arrive pas à se concentrer, il se cogne aux meubles, parce qu’il est contraint d’essayer de placer le nom de Sári Fedák[1] dans une locution proposée. Et si le jeu de mots a bien réussi, il s’étonne de ressentir une fierté comme s’il avait trouvé un bon placement pour son génie.

Car tout cela n’était pas seulement un narcotique pour oublier nos douleurs, crier à mots forts nos peines dans le noir, comme un enfant qui a peur. Ne sous-estimons pas le jeu, sous prétexte d’enfantillage – si nous cherchons la racine de l’instinct qui nous pousse à jouer, nous trouvons une autre racine, la source des grandes découvertes. Il n’est pas rare que des chercheurs d’or trouvent la poudre à canon – ils ne peuvent pas savoir à quel moment le jeu se retourne, devient sérieux, ou à quel moment la réalité sanglante s’étiole et devient un petit rien infantile, insignifiant. Des guerres balayant des peuples, l’écroulement de l’Assyrie, l’engloutissement de continents dans l’océan, n’ont laissé pas même une petite trace pour que l’enfant de notre temps puisse s’en souvenir – mais chacun est au courant qu’a existé un Homère qui savait ordonner les syllabes de façon telle qu’il en résulte un rythme semblable à la palpitation du cœur – et cette douce et vide palpitation ludique a vécu plus longtemps, elle a raisonné plus fort que les vagues qui assaillaient le ciel.

Jeu des mots – jeu des notions – selon l’enseignement de la poésie il est impossible de savoir le moment où il est sérieux et le moment où il est un jeu – est-ce le mot ou est-ce la notion ?

Certains parmi ces jeux populaires ont pris leur départ au Club des Écrivains. Nous les décrirons ici.[2]

 

Az Est Harmaskönyve, 1927.

 

article suivant paru dans la presse



[1] Sári Fedák (1879-1955) Actrice et chanteuse prima donna.

[2] Les  descriptions qui suivent ne sont pas traduites.