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PRÉFACE de Reportage
céleste par François
Fejtő
« Il a appris à rire
à plusieurs générations, et cela dans un pays qui a
vécu pourtant des temps bien tourmentés » a dit de Frigyes Karinthy,
le romancier essayiste hongrois, Emil K. Grandpierre, à qui
l’on doit l’étude la plus profonde sur la vie et
l'œuvre de l’Écrivain. Un demi-siècle après sa
mort, Karinthy est reconnu comme le plus grand, le plus original humoriste de
la littérature hongroise, pourtant riche en écrivains
humoristiques et satiriques. Plusieurs de ses ouvrages continuent à être
des best-sellers, et de son vivant, il était déjà
l’un des auteurs les plus populaires dans son pays, ce qui ne
l’empêchait pas d’être constamment en butte à
des soucis matériels. Quant à sa vie privée; elle
était plutôt malheureuse ; cela expliquait sa misogynie et
servait de matière à des « humoresques »
irrésistibles. Lui-même était-il triste, comme beaucoup
d’humoristes que j’ai connus ? Rire et pleurer sont des
réactions proches. Mais je n’ai jamais vu Karinthy triste. On
dirait qu’il n'avait pas, qu’il ne se donnait pas le temps de s’attrister.
Il avait, il paraissait avoir une nature fondamentalement gaie, un esprit
créateur inépuisable et communicatif « Ce que je ne
peux avouer à personne, je le dis à tout le monde»
écrivait-il dans un de ses poèmes. Car il était aussi bon
poète que nouvelliste et publiciste. Il écrivait des
récits fantaisistes, des "sciences-fictions
"
à la H. G. Wells à qui il adressa une lettre ouverte
célèbre, se solidarisant avec l’action humaniste et
pacifiste du grand utopiste britannique.
Qu'est-ce qu'un humoriste ? C’est
quelqu’un qui a le sens de l'humour plus que la moyenne des gens
écrivait-il. C’est-à-dire, une faculté quasi
innée de voir les choses de travers. Ou bien celui qui se rend compte
que le monde est tout de travers. Cette manière de voir apparente
Karinthy aux « philosophes du soupçon » :
Nietzsche, Marx et surtout Freud, dont il a bien connu la doctrine grâce
au meilleur disciple du maître viennois, Sándor Ferenczi,
fondateur de l’école hongroise de la psychanalyse, et qui fut son
ami – ce qui n’empêchait pas Karinthy de se moquer de son
enseignement et de sa thérapeutique. On pourrait dire que – en
dehors des fanatismes de toutes sortes, de l’hypocrisie et de la
grandiloquence qu’il mettait une passion farouche a démasquer – Karinthy rie
détestait rien davantage que ce que Jean-Paul Sartre épinglera
sous le nom « d’esprit de sérieux ».
Je ne veux pas dire par là que Karinthy
lui-même n’était pas sérieux. D'un tempérament
ludique, ce joueur passionné de mots, de cartes ou d’échecs
– combien de fois l’ai-je trouvé plongé dans ce jeu
au café Emke du Grand Boulevard où il
prenait son café en général ! – il prenait
cependant son métier; l'art d'humoriste très au sérieux.
« En matière d’humour disait-il, je n’admets pas
de plaisanterie. » Mais
l’humour de Karinthy, fit remarquer Grandpierre, n’a rien à
voir avec le vieil humour populaire hongrois que l’on retrouve dans les
récits pleins d’anecdotes amusantes d’un Jókai,
d’un Tömörkény ou d’un Mikszáth. C’est un humour moderne,
métropolitain, cosmopolite, qui se nourrit des grands courants
spirituels de notre époque. Il a un fondement métaphysique, comme
le fit observer son collègue et ami, le romancier Mihály Babits.
Ce n'est point un hasard – mais le hasard
existe-t-il ? – si Karinthy a choisi Diderot comme guide pour le
voyage de son héros dans l’au-delà. Il se disait souvent
descendant tardif des écrivains du Siècle des lumières. Le
grand rêve de sa vie qui restera irréalisé, car sans doute
irréalisable, a été d’écrire une nouvelle
grande Encyclopédie moderne. C’est qu'il était animé
par une curiosité sans borne pour les sciences naturelles – il
avait fait des études de médecine – la technologie, la
psychologie, l’histoire. Esprit toujours en mouvement, toujours en
éveil, il ne cessait de produire des Ötlet,
mot hongrois quasi intraduisible : idée qui vient à
l’esprit soudainement, imaginée et inventée plutôt
que pensée. Il aimait inventer des machines compliquées, dont le
mérite suprême était de ne servir à rien. Il se
moquait de l’utilitarisme. Il s’amusait beaucoup – et fit
amuser ses amis – avec ses calembours, un langage qu’il appelait halandzsa (blablabla, fait de charabias
et de galimatias). « J'avoue aimer me servir des mots qui viennent
à mon esprit, je les flaire, les lance en l'air les laisse tomber
– je joue avec eux comme le chat avec la souris. » Un soir il
nous a surpris au salon littéraire du baron Lajos Hatvany
à Buda, où nous nous rencontrâmes souvent, grâce
à sa découverte qu’avec la langue hongroise, on arrive
à s’exprimer dans toutes les langues, uniquement en changeant
d’accent. Ainsi koccint sunk
csak, (trinquons en hongrois), devient en chinois kotsine-tchoug-tchak,
et si deszkáim,
si léceim
(mes skis, mes bâtons de ski), devient en hébreu chi-dess-khaim, chi-lélsèim.
Il jouait avec les mots, mais se méfiait du
discours. Diderot, qu’au cours de son voyage dans le passé le
protagoniste du roman – le grand reporter Merlin Oldltíme
– revoit à Paris, dans un coin du café de la Régence le 14
juillet 1762, s'insurge contre « le discours considéré
comme l’un des principaux obstacles à la diffusion de la
pensée » Puis parlant de son essai sur les aveugles, auquel
il travaillait à l’époque, l’encyclopédiste
lui explique que les aveugles ont une vision bien plus claire de la
réalité que les gens qui regardent mais ne voient rien. Ne se
cache-t-on pas quasi automatiquement les yeux quand on réfléchit
profondément ?
Précurseur des écrivains de
l’absurde de l’après Seconde Guerre mondiale, né en
1887 et mort en 1938, sans vivre la guerre, l’occupation allemande et
toutes les horreurs qui s’abattaient sur son pays, Karinthy a résumé
sa manière de voir le monde en disant : « Tout est autrement ». La
réalité est tout à fait différente de ce que nous
croyons, les vérités, les sens des mots, tout est
différent. Le monde n’est pas tel qu’il est ; il est
autre. Si j'ai un miroir déformant, qui déforme toutes les
choses, quelle folie serait de penser qu'il existe des choses que ce miroir
n'altère pas ? Puisque la loi générale qui
régit ce miroir – la tâche qui n’admet pas
d’exceptions – est de déformer ? Tout est autre et ailleurs,
le ciel, la Terre,
les Martiens. Notre meilleur ami nous aime autrement, nos ennemis nous
haïssent différemment et la femme, dont nous pensons ou
qu’elle est différente, elle est encore autre et
autrement ».
Il se défendait cependant d’être
sceptique. Et il ne l'était pas. Comme les écrivains de
l’absurde – Camus, Ionesco, Beckett – il ne croyait pas
à l'absurde il était en révolte contre
l’absurdité du monde. Il était pacifiste, haïssait la
guerre et la violence, comme en témoignent les articles courageux qu'il
avait publiés au cours du premier conflit mondial, dans la revue Nyugat
(Occident) dont il fut aux côtés d’Ady, Babits,
Kosztolányi, Füst, Ignotus et Hatvany, le
collaborateur assidu. « Il est interdit de tuer; écrivait-il,
à la guerre comme à la paix, sous aucun prétexte, au
service d'aucune idée, il est défendu de tuer c’est la loi
de la nature. » (En quoi
il se trompait.) Il était rationaliste, comme le Swift de Gulliver,
comme le Voltaire de Candide, comme G.B. Shaw Il était pour la justice
sociale, sans être socialiste, car l’idée collectiviste
d’après laquelle l’individu doit se mettre au service de la
société lui apparut comme la source possible de la plus grande
tyrannie. Dans une de ses dernières œuvres, inspirée par la
guerre d’Espagne, dans laquelle il a vu un prélude d’une
guerre plus générale, il écrivait :
« L’assassin n’est pas le seul responsable du meurtre.
Est responsable également la victime qui n'a pas su prévenir;
empêcher la tuerie.
La prévenir; s’il le faut, même en se
suicidant, avec cette force terrible, plus puissante que toutes les puissances,
que donne le courage à celui qui n’a pas peur pour sa propre vie,
qui n’a peur de rien. »
En méditant sur son œuvre, ses paradoxes,
un mot de Ionesco me vient à l’esprit.
À la question de savoir s'il croyait en Dieu, il répondit :
« Je crois en Lui, mais j’aimerais qu’il fût
différent. »
Karinthy a écrit que « le monde cornu, les
conjonctions et les conséquences des choses sont suspendus au-dessus de
nos têtes comme un jugement sans appel prononcé par des forces
inconnues et si nous attendons quand même des miracles, cela ne
s’explique que par le fait qu’ayant reçu quelques signes et
indications, l'homme fait appel contre ce verdict et essaye de se
transformer. »
GB. Shaw, à la question de savoir pourquoi,
dans quel but il écrivait ses œuvres, répondait :
« C’est pour inquiéter mes
contemporains. »
Karinthy lui, voulait les faire rire. Il a tout de même
inquiété Il était plutôt apolitique, mais les hommes
au pouvoir ne l’aimaient pas. Ils craignaient sa plume. Ils sentaient
instinctivement que s'il la retournait contre eux, la plume se transformerait
en une arme aux mains d’un bon escrimeur.
Ses amis de la revue Nyugat,
éminentes figures de la littérature hongroise, avaient pris grand
soin de l’originalité de leur style. L’originalité de
Karinthy était de pratiquer, dans presque toute sa prose, le style
journalistique. Ce récit en est un exemple. Il s’est mis dans la
peau d’un vieux reporter globe-trotter qui réussit à
persuader le directeur d'un magazine populaire britannique, The New History, de lui financer un voyage dans
l’au-delà, dont il aurait la clé, et qui est en
réalité un en deçà » : le
Passé irréversible, immortel de l’humanité. Une fois
franchie la porte de la frontière de la quatrième dimension,
Merlin Oldtime rapporte tout ce qu’il a vu, les
conversations qu'il a eues avec les plus grands personnages du passé
dans un style objectif et d’où toute recherche formaliste est
absente. Dans le même style impersonnel, impassible, avec lequel, dans
son livre le plus célèbre Voyage
autour de mon crâne il a rapporté dans tous ses détails
l’opération de la tumeur au cerveau qu’il avait subie
à Stockholm et qu’il avait suivie sans anesthésie
générale sur un écran, comme s’il s’agissait
de l’opération d’un autre. Tout près de la mort
– car à cette époque l’opération était
plus risquée que de nos jours – il parle d’elle de
manière détachée, presque amusée. Il pense
même – paradoxal jusqu’au bout, et il le dit au chirurgien,
qu’en fait, c’est la tumeur qu’il faudrait libérer de
l’homme et non pas l’homme de la tumeur. « Ce disant il
a caricaturé même sa propre objectivité » notait
Grandpierre. Karinthy plaisantait même face à la mort.
Il a terminé son roman en faisant graver sur la
pierre tombale de son alter ego
Merlin Oldtime, enterré dans le
cimetière de Chelsea, ces mots inspirés par un sage de
l’Inde : « Il fut, donc il est, il est, donc il
sera. » Dans la littérature hongroise, Karinthy sera
certainement. Peut-être aussi dans la littérature mondiale.
François
Fejtő