Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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un numÉro et cinquante personnes

Le numéro est 3728.

C’est tout ce que l’on sait de celui qui le porte sur sa casquette. Il est receveur dans le tram portant le signe distinctif 5A, qui circule le long de l’avenue Üllői et de l’avenue de l’Empereur Guillaume.

Le temps est boueux, les transports sont épouvantables. Devant, dans la voiture de seconde classe il y aurait encore de la place, mais apparemment les gens ne veulent plus se déclasser ou bien il n’y a plus de pauvres. Une autre façon de voir la chose est que celui qui peut s’offrir une seconde classe, peut s’offrir aussi bien la première, et celui qui ne peut s’offrir que la seconde, ne peut se permettre la seconde non plus. Les paliers économiques sont séparés par un ravin, il n’existe aucune passerelle entre quelque chose et rien. (Voyez ma dissertation mathématique « Le un et le zéro ».) Bref, derrière, dans la voiture de première classe la foule est serrée, nous y sommes comprimés au moins à cinquante. La situation est aggravée par le fait que ces cinquante sont tous des gens exigeants : l’heureuse circonstance qu’ils ont de quoi s’offrir la première classe leur fait croire qu’ils ont le droit de poser des exigences personnelles face à la vie, à l’État, à la société, au personnel subalterne, qu’ils peuvent s’attendre à ce que ces derniers et les institutions disposées à leur service prennent en considération leurs souhaits particuliers, les distinguent de la plèbe et les uns des autres. Par conséquent chacun séparément joue des coudes, se montre insatisfait, brutalise le receveur.

Un numéro et cinquante personnalités.

- C’est vous la cause de tout ce désordre, c’est à cause de vous qu’on ne peut pas bouger.

Le Numéro hoche doucement la tête :

- Monsieur a raison, prenez ma place, je vous prie, vous feriez certainement mieux d’être ici et à la fois de ne pas être ici.

- Bon, vous n’êtes pas là pour faire de l’esprit.

Le Numéro ne se formalise pas, il sourit avec bonhomie, il fronce les sourcils, trois des cinquante sont obligés d’esquisser un sourire, il n’y a plus que quarante-sept mécontents. Il continue avec force gestes :

- Je vous en prie, vous qui n’en avez pas encore, servez-vous, prenez des tickets, je les vends pas cher pour le moment, ça va augmenter à la Saint Sylvestre. Si vous en avez déjà, veuillez profiter de ma qualification de poinçonneur, gratis et sans contrepartie. Désirez-vous un ticket, Belle Dame ? Votre paquet, s’il a moins de cinq ans, veuillez le ranger sous le siège, là il ne rougira pas de voyager sans payer.

Maintenant ils sont déjà dix à sourire.

Une voix furieuse :

- Alors, on démarre, oui ou zut ?

Le Numéro explique :

- C’est-à-dire, c’est un arrêt double, on peut aussi entendre par là qu’ici on stationne deux fois plus longtemps.

Il ne reste plus que vingt-cinq mécontents de mauvais poil.

Un homme prend congé de son voisin.

- Bon, alors salut, mon cher… Ça m’a fait très plaisir, mon cher… Baise la main de ta femme pour moi, mon cher… Mais sans faute, ne l’oublie pas… Ah oui, qu’est-ce que je voulais te dire… J’y pensais… Tu ne saurais pas par hasard, mon cher, ce que je voulais te dire ?

Le tram est toujours à l’arrêt, une armée de gens pousse des jurons parce qu’on les empêche de monter.

- Vous devriez vous dépêcher un peu si vous souhaitez descendre.

- Cessez de me bousculer, en voilà du nouveau, le public se fait bousculer dans les transports…

- Monsieur a raison, n’hésitez pas à exprimer votre vérité, je conseillerais à ceux qui désirent monter, d’entamer des conversations, cela fera passer le temps…

Presque tout le monde sourit déjà, certains vont jusqu’à rire. Le Numéro tire vigoureusement la bride de la sonnette, il s’adresse à la cantonade au peuple du dehors :

- Montez, montez, nous avons de la place, nous passons du bon temps chez nous, au chaud, venez, ce n’est pas la place qui manque.

Cinquante personnes au large sourire, réconciliées, accordées par un Numéro, l’ensemble des passagers se renouvelle progressivement, mais ils sont toujours cinquante, il recommence chaque fois le travail pour les dérider – sa gaîté chaleureuse agit sur chacun, qu’ils soient les mêmes ou non.

Un homme et cinquante numéros.

 

Magyarország, 25 décembre 1935.

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