Frigyes Karinthy :  "Deux Bateaux"

 

 

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L'infidÈle

 

I

Aujourd’hui, se dit le jeune médecin. Cet après-midi.

Son cœur s'emplit d'un recueillement festif. Il était encore très tôt, les trams tintinnabulaient gaiement. Mais il n'est pas monté dans le tram, l'institut ne se trouvait pas trop loin, pourtant il a hélé un fiacre, il s'est mis à l'aise sur la banquette, adonné à sa joie. Cet après-midi vers les cinq heures il monterait chez elle - enfin ! Il réprima son inquiétude - parce qu'il conservait assurément une certaine inquiétude, sa victoire n'était pas complète. Margit paraissait si étrange et triste quand ils ont convenu de cette rencontre - le jeune médecin n'ignorait pas non plus que l'homme qu'elle aimait devait se marier aujourd'hui même. Cela faisait trois ans qu'il la désirait douloureusement, dans d'odieuses tortures ; durant ces trois années il n'avait pas plus perçu qu'elle l'aimait qu'en ce moment où il envisageait déjà dans son ivresse concupiscente d'aller enfin l'embrasser, l'étreindre, lui prendre les hanches, qu'elle l'aime ou pas. Elle lui avait presque ouvertement avoué qu'elle ne ferait que céder à son désir - tant pis, le principal était qu'elle cédât. Pour le reste on verrait. Vous pourrez m'embrasser, avait-elle dit, vous pourrez me faire ce que vous voudrez, demain. Il la connaissait bien, il savait qu'elle allait tenir parole. La crispation de ces trois années allait se dissiper - le jeune médecin qu'un désir inexplicable et inconnu poussait vers cette unique femme respirait ce jour-là comme s'il utilisait ses poumons pour la première fois.

À l'institut il dut attendre, l'appariteur n'était pas encore arrivé, or c'est lui qui avait les clés. Le directeur fit dire que le docteur Kulcsár avait été appelé à la clinique chirurgicale, qu'il priait Monsieur le docteur de rédiger seul cinq rapports d'autopsie avant midi, ça au minimum, car les cellules étaient surchargées, ils en avaient encore reçu trois ce matin. Le jeune médecin déposa son manteau, enfila des gants de caoutchouc, sa longue blouse blanche, il la boutonna jusqu'au cou avec ses gants. Enfin l'appariteur arriva et le salua allègrement en faisant énergiquement tinter ses clés. Le médecin tenta de plaisanter :

- Comme ça, nous sommes seuls, János. Le docteur Kulcsár ne vient pas. Personne ne m'a demandé ?

- Personne, Monsieur. Des étudiants sont venus l'après-midi et quelques curieux.

- Ouvrez la porte, János, je veux voir où on en est. Combien nous allons être en bas ?

- Eh bien, douze, nous compris. Pour sûr la place manque : il y en a depuis cinq jours dans la glace, ce serrurier, nommé Bloch, qui a été repêché à Buda, lui, c'est son sixième jour… Ce serait bien que vous fassiez les rapports, on a bien besoin des compartiments, je suis obligé d'en coucher cinq à même le sol. Ce n’est pas, voyez-vous Docteur, que je m'inquiète qu'ils prennent froid, mais un ou deux jours de glace ne font de mal à personne avant d'aller à la macération, sinon ce n’est pas la peine de les préparer une fois que…

Ils descendirent douze marches, l'air âpre d'une nuit confinée les saisit depuis la cave fraîche et moite. János alluma la lampe à gaz, la flamme jaillit en chuintant dans l’obscurité humide. La porte en tôle claqua en s'ouvrant, le vide du couloir de la cave noire comme un four résonna. János alluma une autre lampe à gaz. Ils avancèrent prudemment, le médecin devant.

Sur le mur, à distances égales, des carrés noirs avec une poignée. Le médecin s'arrêta devant le premier carré.

- Ici… si je me rappelle bien… le brûlé…

- Je vais regarder.

János attrapa la poignée, tira la caisse du compartiment. Un corps humain sans forme s'y trouvait, les yeux fermés, la figure figée par un rictus. Les mains étaient posées sur la poitrine poilue, les jambes étaient bandées.

- Oui, c'est ça. Rentrez-le, János.

La caisse replongea dans la noirceur profonde du compartiment.

- Oui, poursuivit János, les six compartiments sont occupés ici.

- Et les malheureux qui logent par terre ?

- Par ici, s'il vous plaît.

Le couloir faisait un coude ; au-delà du tournant c'était encore la pesante obscurité. L'appariteur alluma une nouvelle lampe à gaz. Un local minuscule aux murs nus, de la taille d'une petite pièce, se devinait dans la faible lumière. Les tuyaux des canalisations suaient le froid en pénétrant entre deux voûtes dans le sol nu. János s'approcha d'un des murs et se baissa.

- Les voilà ici, tous les cinq.

Par terre, sur le sol, la tête appuyée contre le mur, les jambes perpendiculairement, cinq corps humains nus. János qui est un homme ordonné et qui a le sens de la symétrie les a couchés tous les cinq à distances égales : les cinq têtes contre le mur sur une même ligne. Évidemment ce n'est pas la faute de János si la nature est moins ordonnée que lui et si les pieds, de longueur capricieusement inégale, se succèdent comme des tuyaux d'orgue. Les étiquettes par contre, c'est bien János qui les a attachées aux chevilles avec une ficelle ; elles, sont uniformes. Tout devant repose un petit garçon de douze ou treize ans au garde-à-vous, ses maigres petits bras collés au corps. Ses petits yeux blancs exorbités louchent soupçonneusement vers le haut. Ses gencives jaunes pointent entre les lèvres blêmes. Tout le visage semble vouloir dire quelque chose, quelque chose de très important, quelque chose de spécial et d'incompréhensible qu'il a vécu, qu'il vient de traverser et qui l'a beaucoup étonné. János soulève le pied où pendouille l'étiquette et l'examine en expert.

- Il n'est là que depuis six heures. Encore rigide, veuillez observer.

Et il lâche la jambe qui retombe raide sur le sol, sans se plier au genou.

- Bien. Et à ce vieux, qu'est-ce qui lui est arrivé ?

Près de l'enfant est allongé un vieil homme intelligent. Il a l'apparence d'un artisan ou d'un ouvrier ; comme c'est souvent le cas chez les gens simples, les artisan ; la couleur de la tête et des mains diffère de celle du corps. Des poils blancs se dressent insolemment sur sa figure ridée jaune rougeaude : dans la motte hirsute de la barbe et des moustaches la bouche forme un profond trou noir.

- Celle-ci, ici, est une jeune fille, on nous l'a amenée cette nuit, mais on ne sait pas qui elle est. On l'a trouvée sur l'île, elle s'est tiré une balle dans le cœur. Elle était habillée de beaux vêtements, au début on ne voulait pas l'amener ici mais elle n'avait aucun document sur elle pour indiquer quoi en faire. Elle a juste laissé une lettre comme quoi elle ne veut plus vivre et elle demande d'être transportée immédiatement ici. Le plus bizarre est qu'elle a précisé exactement où, dans cet institut même, et qu'on la transporte jusqu'à la cave pour que la personne qui la cherche l'y retrouve le matin… Vous voyez, elle a même précisé le nom de la rue. Elle devait être un peu folle, la pauvre.

 

II

Le jeune médecin monta lentement au premier étage où étaient situées les salles individuelles de dissections. Il ouvrit une porte : une table de dissection en forme de cuiller avait été roulée au milieu de la pièce. Il vaqua calmement à ses occupations comme un somnambule. Sa propre voix sonnait comme celle d'un étranger quand il demanda à l'appariteur :

- Apportez-moi cette jeune fille la première, s'il vous plaît, János.

Deux hommes l'apportèrent et la hissèrent prudemment sur la table, à l'extrémité ils laissèrent couler la chevelure brune.

- Laissez-moi maintenant.

Il ferma la porte, il ôta ses gants et se lava encore une fois soigneusement les mains. Il prépara les lancettes, les pinces près de la table. Un fort soleil entrait par la fenêtre, il y alla et baissa les stores. Ensuite, lentement, il enfila ses gants. Il hésita une minute. Puis il fit deux pas vers la table, le cou tendu en avant, comme un petit garçon curieux mais effrayé qui voit un cadavre pour la première fois de sa vie.

Enfin, les bras tendus, tendrement, il caressa le front de la jeune fille. Les yeux étaient gentiment fermés. Les lèvres étaient serrées.

- Margit, dit-il, pour goûter le plaisir de l'énorme silence qui allait suivre après ce mot.

Ensuite il esquissa un sourire méchant, voire cruel ; il sortit un miroir de sa poche et se regarda longuement avec ce rire méchant, coléreux au visage.

- Qu'est-ce que je vais faire de toi maintenant ? - dit-il à haute voix. - Tu m'as trompé.

Il siffla sous le coup de la colère qui l'étouffait.

- Hum. Bien sûr. Est-ce que Madame n'aurait pas pu attendre jusqu'à l'après-midi ? Plutôt la mort… Oh, quelle conne, quelle imbécile… Hum, bien sûr. À l’heure de son mariage… Ça valait la peine pour vous. Mes trois années à moi, tout mon désir… Ça ne valait même pas d'attendre un peu… Rien que jusqu'à l'après-midi…

Il piqua d'abord au niveau du cœur. Lentement il procéda à l'ouverture du thorax, avec la pince il écarta les côtes. Les muscles visqueux se séparèrent.

- Tu vois ? Ta belle poitrine… Petite oie vaniteuse… Tu vois ? Regarde !… C’est ton intérieur… C'est ce que jalousement tu n'as pas voulu me donner… Regarde… Ton joli cou tout blanc… Parce que tu étais curieuse de voir… Regarde…

Il fendit le cou en long.

- Regarde donc… Femme stupide et lâche…

À l'aide d'un marteau il ouvrit le crâne. Il enfonça sa main gantée dans la cervelle tremblante.

Regarde… Regarde… C’est ta vraie nudité… Pas l'autre… la menteuse… que je désirais tant… Par la mort tu voulais t'assurer la supériorité… Sur moi qui connais la mort stupide, inintéressante… Et qui ne pouvais être charmé que par le mystère simple de la vie… Le mystère de ta vie que je n'ai pas connu… Le secret éternel, mystérieux de la vie… Femme stupide… C'est dans la mort que tu voulais te donner à moi… Mais je ne veux pas de toi… Tu me dégoûtes… L’enchantement est rompu… Je suis désabusé…

Il pleura de colère et ses larmes coulaient dans le cœur ouvert, nu et vil de la femme.

 

Suite du recueil