Frigyes Karinthy :
"Deux Bateaux"
ombres[1]
Le vague souvenir que j'en garde est que ce
devait être une sorte d'atelier de serrurerie. Mais alors je n'y
attachais pas d'importance. En revanche j'ai beaucoup passé de temps
à rester assis sur le rebord de la fenêtre au-dessus de laquelle
balançait une grosse clé d'or suspendue à un fil de fer,
apparemment l'enseigne de l'atelier de serrurerie. Il faut dire que je
n'oserais pas affirmer en toute certitude que la clé était en or
massif mais alors j'y croyais ferme, et tante Szidi
qui, pendant que j'étais assis à la fenêtre, me nourrissait
d'histoires, ne me démentait pas. Et même, pour être franc,
elle en rajoutait et inventait autour de la Clé d'or. (Que Dieu la
pardonne, elle devait se réjouir que je lui donnasse un bon sujet
d'histoires à raconter parce qu'elle se trouvait à court
d'idées.)
- Est-il vrai qu'avec la clé
d'or il est possible d'ouvrir la porte dorée du Royaume
doré ? - demandais-je ébahi.
Tante Szidi me
laissait dire comme étant une merveilleuse évidence, elle ne me
démentait pas. J'ouvrais de grands yeux et je m'étonnais comme si
c’était tante Szidi qui me l'avait dit
et pas moi. Je demandais, apeuré :
- Et tout est en or
là-bas ?
Tante Szidi
approuvait une fois de plus et moi je hochais la tête dubitativement,
comment cela était-il possible, et j'essayais d'imaginer des gens et des
tables et des maisons en or, des voitures en or et des chevaux en or
transparent, et j'étais persuadé d'avoir appris tout cela de la
bouche de tante Szidi.
Bien sûr ; mais la nuit
tombée on mouchait la petite chandelle et on la posait sur le haut de
l'armoire, toujours à la même place, sur le mur opposé,
toujours exactement au même endroit, tante Szidi
apparaissait de profil avec son menton pointu et son nez pointu, en outre, au
coin du mur, déjà presque au plafond, un chevalier servant barbu,
le nez crochu, que plus tard j'ai appelé Mouki,
et puis un autre également avec une barbiche, également de
profil, au-dessus du poêle, Monsieur Spitz qui avait quelque chose
d'impertinent et qui tournait toujours le dos à tante Szidi. Je crois que cela venait simplement de ce que les
contours de l'armoire, du paravent et du grand vase d'onyx se profilaient
chaque soir derrière la veilleuse en ces profils sur les murs. Tant pis,
moi je reconnaissais tout de suite tante Szidi ;
Mouki s'appelait Mouki,
c'était une évidence, c'était écrit sur sa figure,
ça ne prêtait pas à discussion ; de la même
façon Monsieur Spitz avec le maintien de tout son corps et en
particulier celui de son cou, méritait tout à fait son nom,
d'ailleurs il avait aussi un chapeau.
Bref, Monsieur Spitz, Mouki
et tante Szidi apparaissaient tous les soirs sur le
mur dès que la chandelle prenait sa place sur le coin de l'armoire.
Quelquefois Monsieur Spitz n'arrivait qu'avec un léger retard, rien que
pour contrarier tante Szidi. En apparence Monsieur
Spitz prétendait être poli et prévenant envers tante Szidi, il la regardait dans les yeux comme s'il
était très intéressé par ce qu'elle pouvait dire.
Mais on sentait bien que cette politesse dissimulait de la moquerie, que c'est
cette moquerie qui le faisait se prosterner profondément devant tante Szidi et pendant qu'il se prosternait il riait sous cape
dans sa petite barbiche. En réalité tante Szidi
savait cela elle-même et ça la mettait en colère, mais elle
ne pouvait rien faire car, comme je le disais, d'abord il n'était pas
possible de surprendre Monsieur Spitz sur la moindre incongruité
ouverte, et puis parce qu'ils ne se parlaient pas directement mais toujours par
l'entremise de Mouki. Mouki
qui, je crois, souffrait de maux d'estomac, hochait la tête en
gémissant sur les histoires terrifiantes de tante Szidi,
sans remarquer dans sa stupidité que la contrariété de
tante Szidi qui grinçait des dents de
colère, venait du sourire impertinent de Monsieur Spitz qui l'irritait
et non pas des histoires horribles qu'elle pouvait elle-même raconter chaque
jour par centaines sans même y prêter attention.
C'est la nuit où la Clé d'or
est venue sur le tapis que j'ai parlé avec eux pour la première
fois personnellement, avec des mots. Cela se passa environ une heure
après que tante Szidi, Mouki
et Monsieur Spitz eurent apparu sur le mur. Je ne me rappelle plus si c'est moi
ou tante Szidi qui a abordé le sujet. Je crois
plutôt que c'était tante Szidi parce
qu'alors Monsieur Spitz affichait déjà un sourire cynique des
plus ambigus. Tante Szidi raconta dans un discours
étonnamment fluide :
- La clé d'or est bel et bien
suspendue au-dessus de notre tête et je suis persuadée qu'elle
s'ajuste précisément à la porte d'or du pays de l'or. Il y
en a qui doutent mais ceux-là, à mon avis, sont des jeunes gens
à chapeau qui manifestement portent chapeau pour faire croire que ce
grand couvre-chef contient bien une tête de bas en haut, alors qu'il n'y
a rien dedans à part leur sourire cynique.
Je me sentis gêné et j'essayai
de calmer tante Szidi. Mouki
hochait son profil en gémissant et répétait sans
cesse : "Voyons, voyons, Madame Szidi".
Je dis que c'était en réalité très simple, il n'y
avait qu'à essayer. Tante Szidi m'approuva
vivement, tandis que Monsieur Spitz fit cette remarque ambiguë :
- Faites donc, je vous en prie, on peut
bien sûr essayer si c'est le désir de Madame. Je ne dis pas qu'on
ne peut pas essayer. Nous sommes à votre disposition.
Il dit cela dans la direction de Mouki car ils ne s'adressaient jamais directement la
parole.
- Si on descendait dans la rue…?
- intervins-je timidement.
On put se mettre d'accord là-dessus
et on se prépara tous les quatre à sortir. Je voulus poliment les
laisser passer devant mais ils me poussèrent à passer le premier.
Je ressentis une gêne à marcher en leur compagnie parce qu'ils ne
pouvaient aller qu'en file indienne et non côte à côte et si
l'un voulait dépasser l'autre alors soit l'un soit l'autre
disparaissait, se fondait dans l'autre et réapparaissait de l'autre
côté. Dans ma maladresse je fis même une gaffe : je priai
Mouki de se tourner vers moi et de me montrer son
visage, ce à quoi il m'expliqua confus et un peu vexé qu'il lui
était impossible de tourner le visage sous peine de le transformer en
une tache noire, en effet ils ne pouvaient chacun exister que de profil.
Nouvelle situation gênante dans
l'escalier : je leur indiquai poliment les marches, par-là,
par-là.
Mais eux restèrent d'abord
cloués sur le mur puis descendirent enfin près de moi à
côté des marches, l'un derrière l'autre. Mouki allait en tête et montrait le chemin, tante Szidi le suivait, manifestement en colère parce que
Monsieur Spitz restait en queue, derrière elle et elle imaginait bien
son sourire ironique. Mouki prit dans sa poche
l'ombre d'un mouchoir et essuya l'ombre de ses lunettes.
Mais la clé d'or n'était pas
à sa place et tante Szidi en fut visiblement
abasourdie. Un instant elle regarda Monsieur Spitz comme s'il l'avait
volée.
- Je suppose qu'elle va être
là-bas, à l'Ombre du Bois de la Ville, déclara tante Szidi, et là-dessus chacun de nous se souvint
qu'elle devait probablement s'y trouver.
Nous avançâmes à pas
rapides sur l'ombre noir clair de la rue, le long des maisons d'en face. Nous
fûmes croisés par des ombres pressées, toutes de profil,
des contours hâtifs dessinés d'un trait, en noir. Certaines
d'entre elles saluèrent même tante Szidi,
de plus Monsieur Spitz s'arrêta pour discuter avec un ami à lui,
leurs moustaches remuaient sur le mur et leurs mains se fondaient ensemble.
Tout se passa normalement. Au début
il me sembla un peu bizarre que les gens venant en face, au lieu de nous
éviter nous traversaient tout simplement comme nous les traversions mais
bientôt je m'y habituai, je constatai que je ne sentais absolument rien
quand on se croisait, donc ça ne pouvait pas faire de mal.
Je n'osais pas avouer ma fatigue mais tante Szidi eut l'idée de prendre le tram. Il en arrivait
justement un en face sur le mur, un joli tram propre, tout ombre. Le receveur
sonna pour arrêter ; ce n'est pas par les marches que nous
grimpâmes mais nous traversâmes simplement le devant du tram et
nous assîmes de profil contre les fenêtres. Le tram
s'élança, il longea les murs, il traversa tout un tas de gens qui
disparurent à l'instant même mais ils continuèrent
calmement et allègrement leur route dès que le tram les quitta.
Nous traversâmes les lampadaires de la même façon. Sur le
boulevard régnait une grande confusion, tout le monde courait dans tous
les sens à tort et à travers, il se fit une grosse pelote noire qui
ne se défit que lentement quand nous la quittâmes avec notre tram.
Monsieur Spitz enfonça la main dans sa poche pour en extraire des
allumettes noires, il mit une cigarette noire dans sa bouche, il frotta une
allumette dont jaillit une flamme noire, il alluma sa cigarette et exhala des
volutes de fumée noire semblable à une fine dentelle. Tante Szidi se mit à crachoter et fit des remarques
désobligeantes concernant certains jeunes gens mal élevés.
Monsieur Spitz fit celui qui n'était pas concerné.
Puis nous descendîmes du tram et il
n'y avait plus de murs de maisons non plus, nous marchions dans les champs.
J'aurais aimé continuer mais je fus encore contrarié ;
Monsieur Spitz, tante Szidi et Mouki
s'arrêtèrent et affirmèrent qu'on ne pouvait plus
progresser ainsi debout, qu'on devait se coucher alignés dans le champ,
ce serait plus facile. Je trouvai cela un peu bizarre mais je n'osai rien dire,
je m'étendis près d'eux. D'un seul coup tante Szidi,
Mouki, et Monsieur Spitz grandirent
jusqu’à mesurer trois mètres et devinrent filiformes. Je
plaignis de tout cœur surtout Mouki qui ainsi,
long et mince, avait l'air si pitoyable et si triste ; je lui exprimai ma
compassion et lui demandai soucieusement s'il n'était pas malade. Il
répondit en pleurnichant que le soir quand le soleil se couche ils
devenaient tous aussi longs et maigres mais ce n'était pas grave, ils
reprenaient du poids pour le matin, plus que nécessaire, et à
midi, au moment de s'attaquer au déjeuner, ils étaient tellement
gros et trapus que c'en était trop, presque désagréable,
mais que peut y faire l'ombre d'un homme ?
Nous grimpâmes le flanc noir d'une
montagne et tout était maintenant si beau et aérien ; nous
marchâmes entre de longs peupliers, nous nous frayâmes un chemin
entre des arbustes romantiques. J’étais triste, il me sembla avoir
défilé des milliers de lieues par monts et par vaux, mais je ne
tenais toujours pas en main la clé d'or avec laquelle j'ouvrirais la
porte d'or du Pays de l'or. Voleter était si facile, pourtant l'ombre
légère de nuages terrifiants nous traversait le corps en
ondoyant, pendant de longues minutes j'eus même l'impression que nous
devenions nuées.
Et alors au sommet d'un peuplier de cent
mètres j'aperçus la clé d'or ; oui, elle pendait
à une branche et elle brillait comme le soleil couchant. Tante Szidi sursauta dans sa joie et nous étreignit tous
les trois à tour de rôle.
- Vous voyez - dit-elle triomphalement
à Monsieur Spitz.
- On verra bien - répondit
Monsieur Spitz avec son sourire ambigu.
Je
trouvais le peuplier un peu trop haut mais tante Szidi
m’encouragea à ne pas hésiter de tendre la main. Et
effectivement, j’ai allongé le bras et j’ai atteint la
branche supérieure du peuplier haut de cent mètres et j’ai
attrapé la clé d’or. Je pris l’étincelante
clé d’or dans ma main et je faillis pousser un cri de joie. Mais
à ce moment Monsieur Spitz partit en un rire strident et sarcastique, je
serrais convulsivement le poing pour ne pas
lâcher la clé mais j’avais l’impression
d’empoigner le vide. Pris de panique, j’ouvris la main pour
vérifier si la clé s’y trouvait - et elle était
là dans ma main, plate et noire. Mais elle n’y fut qu’un
instant, ensuite elle sauta de ma main et bondit sur le mur, et quand je
regardai autour de moi, j’étais dans ma chambre et le soleil brillait
par la fenêtre illuminant le mur d’en face, à droite de mon
lit ; l’ombre noire et bien nette de la clé d’or
s’y trouvait, la clé d’or, l’enseigne de
l’atelier de serrurerie pendouillait devant notre fenêtre et jetait
son ombre sur le mur.