Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Figures de cire[1]
Un
après-midi de dimanche nuageux, disgracieux, resté seul parmi des
étrangers, étranger à moi-même et incrédule,
je piétinais devant le musée de cire et je fixais
désespérément les affiches criardes et vulgaires –
vulgaires et agressives c'est peu dire ! – et je fus pris de cette
curiosité frondeuse qui quelquefois, dans des instants de
désespoir nous conduit à souhaiter oublier tout ce que nous
aimons, nos pensées et nos sentiments, et descendre des escaliers sales
et malodorants, ouvrir la porte de buvettes sordides, nous asseoir parmi la
soldatesque ivre et beuglante ; souhaiter entrer au théâtre
des puces et assister à la représentation jusqu'au bout avec en
poche des billets de faveur à l'opéra pour
"Siegfried" ; avec le dernier roman de D'Annunzio en poche,
souhaiter acheter un almanach à cinq sous et le lire attentivement ;
traîner longuement dans la bousculade tumultueuse où quelque
ouvrier a été écrasé ; et la conscience
angoissée à demi pâmée, écouter en badaud
soigneusement et attentivement le baratineur devant un kiosque d'attractions.
C'est
dans cet état que j'étais et j'ai acheté une entrée
au musée de cire et j'ai grimpé l'escalier tarabiscoté et
j'ai traîné devant les statues de cire des rois et je me suis
émerveillé de voir à quel point ils étaient
immobiles avec de vrais habits, de vraies barbes, de vrais cheveux. Il
était sept heures, déjà j'avais peur, pourtant le premier
étage n'était qu'idylles et bonheur pour les yeux : des
fées dansent derrière la vitre et des mères souriantes se
penchent au-dessus des berceaux. Des situations tout au plus amusantes. Une fillette
a renversé de la soupe sur le tablier de la maîtresse de maison et
la soupe a coulé sur le plancher… dans une vraie assiette…
Je longe la salle, quelque chose me turlupine : quel peut être ce
souvenir secret, cette crainte ancienne, inconnue, qui me gâche l'humeur
et m'attriste chaque fois que je vois des figures de cire. La salle aboutit
à une petite porte et un étroit escalier en colimaçon qui
monte ; là-haut un écriteau : Chambre des horreurs – réservé aux nerfs solides.
On veut déjà la fermer, il n'y a plus de visiteurs en haut.
Je
frissonne puis je me ressaisis et je me mets à rire. Quoi donc ?
Une stupide et grossière tradition paysanne d'effrayer ferait-elle son
effet sur moi, homme civilisé qui, attentif et discipliné, ai
assisté sans broncher aux interventions les plus incroyables de
chirurgiens célèbres, qui en élégante blouse
blanche ai disséqué les poumons de cadavres pendant qu’en
retirant mes gants j'examinais l'étiquette attachée à la
cheville de suicidés nus au sous-sol de la morgue de la rue Szvetenay.
Sottise. Attendez, dis-je au gardien, et je lui donne un pourboire, j'ai encore
envie de monter, revenez plus tard. Et je monte l'obscur escalier en
colimaçon, et à la lumière d'une pauvre veilleuse je
parcours les pièces désertes, résonnant de vide, et je
scrute les recoins, visiteur solitaire, je traîne. Je frissonne,
interloqué, dès la montée de l'escalier : un homme
pendu descend de la voûte noire au-dessus de ma tête. Quelle
idée saugrenue, me dis-je nerveusement, et je poursuis ma route. L'air
est lourd et confiné. La grille d'une lucarne de cave à demi
baissée, la barre de fer pointue de la grille a transpercé les
poumons d'un cambrioleur en train de remonter de la cave. Pur naturalisme,
c'est entendu, et puis après ? Bon, un homme
décapité. Un ouvrier coupé en morceaux tel que le tramway
qui l'a écrasé l'a laissé. Un escalier, un tunnel encore
plus sombre. Allons, on y va. Une mère à l'agonie, jaune, qui
découpe son enfant. Deux assassins étranglent un homme dans la
pièce obscure, un autre est tiré de son lit en chemise de nuit,
son crâne fendu en deux, touche le sol, son pied s'est accroché
dans le châlit. Les tortures de l'inquisition… Un adolescent de
quatorze ans assassiné, il lui manque la moitié de la
tête… Et ça, là-bas, qu'est-ce que ça peut
être ?… Un trou obscur… j'hésite… Je me
penche au-dessus pour l'observer… Un cercueil putréfié,
enterré, une de ses planches grince et se soulève… Le visage
d'un cadavre gris cendreux, défiguré, rampe vers l'eau, ses yeux
vitreux sont ensanglantés, sa bouche béante cherche de
l'air… Un faux cadavre que l'on a inhumé et qui maintenant enfonce
ses ongles en sang dans la planche…
Mais
quoi ? On n'a tout de même pas fermé la porte en bas ?
Où est parti cet imbécile ?… Je ne vais tout de
même pas passer la nuit ici… Et puis j'ai froid, mes mains sont
glacées… je presse le pas vers la sortie… C’est par
où déjà ?… Et pourquoi il n'y a pas ici un
éclairage correct… J'ai un haut-le-cœur : dans une glace
j'aperçois mon propre visage… une figure de cire parmi les
autres… Comme elle est effrayée, blême, haïssable
maintenant cette figure… J'imagine dessus une longue balafre
ensanglantée, le liquide épais et souillé suinte de mon
front tailladé sur ma chemise blanche. Et tout à coup j'ai le
sentiment inconfortable et effrayant que cela est possible.
Comment
se fait-il que ces méchantes cires brutes fassent de l’effet et
que signifie tout ce cauchemar obsédant ? Oui, j'ai vu des cadavres
et des plaies dans la réalité, et cent fois j'ai ressenti et
pleuré à travers eux la fragilité misérable de mon
corps humain. Mais tout ce que nous prenons soin de vite dissimuler, de
recouvrir de terre car ils ne sont pas propres à révéler
un imaginaire agréable, est ici reconstruit en cire, avec un artifice et
un perfectionnisme cruels. Des cicatrices ouvertes et béantes qui ne
pourront jamais guérir ni tomber en poussière ont
été reconstituées en cire et en peinture ; elles
demeurent en place pour claironner leur propre vérité en leur
brutale vulgarité, comme fait la servante sentant l'eau de
vaisselle : voilà comment nous sommes. Qui oserait prétendre
que ce n'est pas de l'art ? Ce "genre artistique" exprime aussi
bien que les autres l'essence principale de tous les arts : saisir l'instant,
le geste, qui autrement ne serait qu'éphémère. Celui qui a
fabriqué ces figures de cire a fait un travail d'observation
honnête et ambitieux parce qu'il a voulu fidèlement rendre la
réalité.
Mais
à qui s'adresse cet art terrifiant, sans âme ? – tout
ce qui me repousse. À qui procure-t-il un plaisir, en qui provoque-t-il
bon appétit et satisfaction, qui y a un intérêt et qui y
trouve réconfort, qui convainc-t-il de son droit d'existence, ce
"genre" qui se tue à prouver que nous sommes pétris de
déchiquetures de chairs poisseuses, que l'homme n'est qu'une outre
douloureuse remplie d'effluves puantes et immondes qui à la moindre
coupure n'importe où, se décompose en un tas
répugnant ?… À qui procure-t-il un plaisir de
retourner cette outre et de s'amuser de voir qu'il est comme ça et de
reconnaître par là même qu'il n'est rien de plus ?
Je
me retourne. Sur une traverse s'alignent de revêches têtes
jaunes : des têtes d'hommes, un nom sous chacune. Autant de bonnes
connaissances à moi, séparément et globalement, ce sont
les comédiens et en même temps le public de la chambre des
Horreurs. Ce sont les héros des faits divers et des entrefilets de la
police, les collaborateurs permanents, de tous les jours, de la rubrique des Désespérés :
des petits-bourgeois écrasés par un tram, tombés dans la
soude caustique, cambriolés et assassinés au couteau et à
la hache pour trente forints ; ils se manifestent chaque nouveau jour,
toujours à la même heure, avec leur visage ensanglanté, ce
sont eux qui transforment le tragique en une banalité quotidienne et
l'horreur en routine ; oui, ce sont les protagonistes des Atrocités paternelles, des Suicides effroyables, des Massacres sanglants dans la rue Criss,
des Crimes ancillaires, des Nourrissons pendus, ils font tout autant
partie de nos lectures quotidiennes que le Bulletin
météorologique ou le Carnet mondain. Ce sont eux, les
petits-bourgeois, qui sont alignés ici, lacérés et le
visage épouvantable, et ce sont eux qui reviennent ici guetter avec
curiosité et frisson ce qu'ils deviendront, sur quoi ils peuvent compter
si la chance leur sourit. Impressionnistes, futuristes, naturalistes, et vous
tous, zélateurs des nouvelles tendances littéraires, venez ici
puisqu'il est votre homme à vous, le petit-bourgeois, alors, vous ne
l'embrassez pas ? Lui, il assume et proclame ce que vous claironnez, que
la culture du corps est la seule culture qui vaille, et que seule la vie, la
Grande Vie, peut être matière d'une ambition artistique, la vie
telle qu'elle est, dans sa grandeur et dans sa laideur, sans ces ânes de
vieux philosophes. Comment cela se fait-il que je ne te voie pas ici, Oscar
Wilde ? C'est bien ton Dorian Gray qui proclame que seul le corps
mérite qu'on s'en occupe, l'âme n'est que le cauchemar des
invalides et que l'Esprit ou l'Idéal jaunissent le nez des hommes.
Ci
gît Dorian Gray que l'on a réussi à stériliser de
toute pensée ; eh bien, il présentait en effet assez bien
jusqu'au jour où un timon de charrette l'a par hasard renversé et
à cette occasion il s'est avéré que cette abstention de
toute pensée et de tout sentiment nuisibles n'a pas suffisamment mis ses
intestins en beauté. Car il est le chouchou du petit-bourgeois, et le
petit-bourgeois que tu as tant méprisé, il se place à tes
côtés, il te tapote l'épaule et clame : il n'y a
assurément que le corps, voyez-vous ; tout le reste, romans,
théâtres, pensées, n’est qu'âneries. Restituer
la vie telle qu'elle est, sans rien y ajouter, eh bien, Messieurs les jeunes
esthètes, vous en aviez la bouche si pleine que d'autres ne pouvaient
pas prendre la parole à cause de vous, eh bien maintenant vous
êtes servis, vous avez là la Vie dans sa réalité
brute et votre compagnon de combat, le petit-bourgeois, qui vous écoute.
Vous voyez, il y a là dans le coin une chambre à coucher bien
réussie, le cadavre d’Émile Zola, dans l'état
naturaliste où le gaz l'a tué. Son visage jaune cire est
légèrement exorbité, ses bas ont glissé, il a
dégringolé de son lit. Réservé aux systèmes
nerveux solides et aux écrivains réalistes.
De
l'air, vite, j'étouffe ! De l'air et un beau vers d'un beau
poème, et une très longue gorgée d'une musique magnifique
et révoltée qui n'a pas de parole comme le corps, qui n'a que son
élan comme l'âme, et vite une métaphore sur la vie en
échange de la vie ; de l'air !