Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Vent du Nord[1]
I.
J'ai
rêvé cela, il y a longtemps, quand je vivais encore sur la Terre.
L'été tirait
à sa fin : la chaleur et la lumière accumulées durant
des mois débordaient, se faisaient saveurs, rougeurs, sucres dans les
fruits, ces poumons palpitants de la terre. Les lourdes bananes
s'attendrissaient, la peau des oranges tournait à l'écarlate et
le vert des palmiers étincelait. Même les hommes, comme les fruits,
mûrissaient. Aux heures du soir, nos épaules émergeaient de
l'eau de la mer : petits pains bien cuits ou nèfles rôties
flottant sur l'eau, notre peau avait bronzé et nos yeux scintillaient.
C'était un formidable
été païen et il avait duré vingt ans. Aux
arènes nous organisions des joutes olympiques, de jeunes garçons
nus s’affrontaient, et la fête s'achevait par la danse des femmes
perses ; nous étions tous jeunes et tous amoureux les uns des
autres. La graisse des festins, épicée, lubrique, nous la
rincions avec des vins capiteux ; et puis après minuit, la
tête altière et fiévreuse, nous écrivions des
poèmes et nous inventions des contes. Nous chantions la poitrine et les
hanches des femmes et nous trouvions de merveilleuses comparaisons entre les femmes,
les fruits, les fleurs, les félins au pelage de velours et les boissons.
Nous étions ivres de plaisir à chaque belle métaphore, une
rime inattendue à la douce assonance nous donnait la
fièvre : alors nos dithyrambes célébraient le
poète, louaient l'œuvre par des comparaisons quelquefois plus
belles encore que celles dont le poète lui-même l’avait
ornée.
Nous montions aussi des drames
dans lesquels éclataient librement de sombres passions et les symboles
étaient de chair et d'os à l'instar des humains. Un musicien
italien accompagnait ces drames d'intermèdes ; une langueur sans
limite émanait de cette musique, un désir
désespéré et inassouvi : comme si des bras noueux
surgissaient de l'orchestre pour agripper la flottante chevelure de quelque
brune. Les sanglots m'étranglaient aux sons de cette musique parce que
j'étais amoureux de Lola qui était également aimée
par le musicien italien et j'aspirais à aimer Lola jusqu'à mourir
à ses pieds.
Nous ne craignions pas la mort.
Les orgies succédaient aux enterrements et nous ne bâtissions pas
de mausolées. La mort n'évoquait en nous que le sang pulsant et
débordant, rien de plus. On racontait qu'une comtesse aimait assouvir
ses désirs amoureux d'une manière terrifiante, inouïe :
il y avait aussi des enfants et des petites filles parmi ses victimes ;
souvent nous languissions avidement après cette femme. Nous
apparaissions fréquemment à la cour de l'empereur Auguste et nous
nous entretenions avec le vieux Mécène. Un temps, César
Borgia fut notre idéal commun ; plus tard nous sommes devenus plus
raffinés, nous organisions des bergeries dans le parc de Versailles.
Ensuite c'est l'amour de la Duse et de d'Annunzio qui nous a hantés, nos
épithètes s’exaltèrent et l'un de nous porta au
théâtre la danse de Salomé. Entre-temps, durant tout
l'été, un soleil aveuglant brilla, le golfe de Quarnero[2] étincela comme un diamant
jusqu'aux cimes des Alpes, la terre devint brûlante, et nous vîmes
le soleil plonger dans les eaux danoises : la suite ne
m'intéressait déjà plus. C'était un merveilleux
été, le ciel était perpétuellement bleu. C'est un
après-midi qu'apparut l'étranger.
ii.
Cet après-midi-là
nous faisions du canot avec Lola. J'étais tout feu
tout larmes ; je racontais l'été mourant, la jeunesse
agonisante, je mêlais des couleurs aux mots car sur l'autre rive du lac,
des rouges, des jaunes et des bleus se mêlaient au vert des arbres et moi
je me tenais face à ces arbres. Mais quand je fus à court de mots
et de couleurs, et que je ne sus plus quoi dire,
Lola, dans son ennui, se pencha sur l'eau et se rafraîchit les doigts. Je
me demandais quel instrument pourrait parler à ma place, mais ne me
vinrent à l'esprit que des mélodies languissantes, il n'y avait
en chacune d'elles que le marasme de mon discours. Ma source tarit et
brusquement un vide stupide, inconfortable s'installa.
Nous retournâmes à
l'hôtel. Dans le parc des jeunes filles jouaient au tennis, le hall
grouillait de monde, mais moi je me sentais épuisé et abattu, je
n'ai pas voulu entrer. Le portier était en pourparlers devant la porte
avec un jeune étranger. J'ai bien vu qu'ils ne se comprenaient pas. Je
me suis approché. C'était un jeune blond insignifiant, aux yeux
bleus, il parlait en norvégien. Je me suis adressé à lui
en français. J'ai pu lui fournir des informations, et il se trouve que
nous sommes restés ensemble.
Au dîner nous étions
déjà davantage en confiance. C'est à ce moment que j'ai
compris mon erreur : ses yeux n'étaient pas bleus, mais gris, et il
mesurait au moins une tête de plus que je l'avais cru au premier abord.
Cela m'a un peu étonné, mais j'ai haussé les
épaules avec indifférence. Il n'était guère
loquace. À ce stade c'était déjà comme si nous n'étions
plus sur l'île de Capri mais plutôt dans un port allemand,
peut-être dans une ville d'eau à proximité de Hambourg.
Dans mon ennui je me suis mis à lui parler de Lola, cela
m'échauffa, de brillantes paroles enflées me revinrent, mes mots
se firent de nouveau brûlants et exaltés, partirent en
mélodies, je chantai, je lui dépeignis mes sentiments en airs
d'opéra et je sanglotai
à son oreille. Brusquement je me tus pour apprécier l'effet
produit. J'espérais au moins quelques larmes. Mais le Norvégien était
de nouveau tout différent : il avait de longs cheveux bleu gris qui
flottaient bizarrement autour de sa tête tels la flamme froide, bleue de
l'esprit-de-vin ou le feu follet au-dessus des étangs humides et froids.
Et son visage s'était allongé, long de deux mètres, avec
des contours flous, il ne me regardait pas et il ne me répondit rien.
Par contre, à mieux l'écouter, je l'ai entendu murmurer ou
siffloter quelque chose tout doucement, comme pour lui-même. Il avait
l'air de siffloter à travers les dents, son visage ne bougeait pas, car
ce son traînant, spectral, sortait de l'intérieur, je n'avais
jamais rien entendu de semblable. Le sifflement se fit de plus en plus aigu et
coupant : quelque chose cingla ma joue. L'idée me traversa soudain
l'esprit que cet homme devait être ventriloque, ce n'était pas une
voix humaine mais une voix gutturale. Je tressaillis et je lui demandai de s'en
dispenser car cela me rendait nerveux. Là-dessus il se mit à
bavarder avec désinvolture ; mais alors je remarquai avec horreur
que tout en parlant ce sifflement spectral ne cessait pas, ce son
résonnait sourdement en lui, dans la profondeur des mots. Je me
rassurai : un ventriloque, mais je me sentis pâlir.
Plus tard je lui ai
proposé de le présenter à Lola. Pendant qu'il parlait avec
elle il était redevenu ce jeune homme insignifiant, il répondait
avec courtoisie mais restait indifférent. Ce qui était tout de
même singulier c'était une petite lumière verdâtre
qui l'illuminait d'un côté, elle y faisait par instants
apparaître cinq ou six bras, mais je les distinguais mal, et ensuite ces
membres nébuleux se sont brusquement désagrégés.
Plus tard encore, je lui ai
demandé par curiosité ce qu'il pensait de Lola, la mélodie
brûlante que j'avais composée en son honneur et que je jouais
souvent pour elle au piano lui allait-elle bien. Il la louangea courtoisement
mais fraîchement. J'ai réalisé d'un coup avec gêne
que je l'ennuyais. Je parlais fort pour mieux me faire comprendre et alors je découvrit qu'il n'était pas assis du
côté où je m'adressais ; je me suis retourné et
il était là, dans mon dos et il ricanait bruyamment et
sauvagement. J'eus honte. Ce fut de nouveau le silence mais j'avais du mal
à le supporter, un lourd poids oppressait ma poitrine. J'étais
à la torture pour trouver des mots : je lui ai demandé qui
il aimait et s'il savait chanter. Alors, calmement et fermement il
déclara que son amie l'attendait au Pôle nord, qu'il ne la voyait
pas encore clairement à travers les nuages, mais que son cœur, un
morceau de ferraille mince et ductile, pointait constamment par là-bas
tel une boussole avec son extrémité pointue, mais que, une fois
que ce minuscule copeau de fer saurait s'évader de son corps, il
courrait à travers eaux et nuages vers ce point magnétique. Il
lui arrivait aussi de chanter ; et alors de nouveau j'entendis cette terrifiante
musique, ce sifflement, avec son rythme monotone. Une musique infiniment
ailée et planante ; mais lorsque j'essayai de la mémoriser
il apparut qu'il était impossible de l'exprimer par les notes de la
gamme chromatique, par conséquent elle ne pourrait jamais être
reproduite par un instrument. À ce moment j'ai compris que ce
Norvégien était fou. Le soir tombait. Je ne pouvais pas
distinguer son visage mais je sentais que si je le voyais je deviendrais fou
moi-même. J'entendais sa voix tantôt de près, tantôt
de loin, il haletait, il gigotait en tous sens et ses bras battaient la mesure,
ils étaient longs d'un millier de mètres et gesticulaient sur la
voûte céleste qui s’assombrissait. J'ai tenté de
l'apaiser, je lui ai dit qu'il reverrait sa belle, elle serait sienne et il
pourrait l'amener sur l'île de Capri. J'eus enfin droit à une
réponse sérieuse, une douleur surhumaine émanait de ses
mots. Il dit qu'il ne pourrait jamais amener son amie sur l'île de Capri,
qu’elle était morte depuis longtemps, mais qu'il la reverrait
quand même un jour quelque part, soit elle soit son ombre, sinon ici du
moins parmi les morts… Oui, oui !… Lorsque la Terre serait
consumée et le Soleil éteint… Dans la sifflante
obscurité du cimetière… Oui !… Il chercherait en
tâtonnant parmi les croix celle que la lumière aura rendue
invisible. Et comme j'essayais de l'apaiser, il entra en furie et se mit
à tanguer comme la mer ; je n'en peux plus, siffla-t-il, je ne
supporte plus cette chaleur accablante, cette graisse, cette suffocation, ce
soleil stupide et ces fruits gonflés. Et dès qu'il eut
prononcé ces mots quelque chose chuinta dans ma chevelure, je fus pris
d'une immense panique, je perdis connaissance.
III.
Le lendemain, quand j'ai
regardé par la fenêtre, le ciel était d'un noir froid et
derrière la montagne tourbillonnait le vent du Nord, il courait le long
de la rue, il fendait les airs en lanières et arrachait le toit des
maisons, elles en gémissaient. Les arbres ployaient jusqu'au sol, tandis
que les immondices de la terre tournoyaient dans l'espace. Il pourchassait des
lambeaux de voilages de femmes, les pilotis grinçaient. Plus loin, l'eau
du lac s'était assombrie, sa surface s'était froissée, des
voiliers épars, retournés, fendaient l'écume. Le chemin
sur lequel, affolé et tremblant, je courais vers la maison, ma cape
noueuse entortillée autour du cou, ce chemin était recouvert de
figues mûres arrachées aux arbres ; le vent balayait les
fruits, ils me fuyaient comme si chacun s'était éveillé à
la vie et maintenant, braillant et gémissant, regrettait d'avoir si
longtemps dormi.
J'ai levé la main pour
implorer miséricorde, ma cape tourbillonnait autour de ma
tête ; à ce moment-là, haut, très haut
au-dessus de moi, entre deux nuages galopant, j'ai entendu le sifflement du
vent du Nord ; il sifflait, il ricanait, et j'ai reconnu cette musique
spectrale que j'avais entendue la veille sous la
charmille de notre hôtel.
Le vent
du Nord trépignait, fou de rage, dans la fureur de la voûte
céleste ; tandis que les nuages épais, mous et noirs
semblaient maintenant être les murs lambrissés d'une gigantesque
cellule que ce fou dans sa camisole de force, frappait, tambourinait de ses
poings, cognait de sa tête - le vent du Nord.