Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Le bossu[1]
I.
Le
soleil brillait fort ce matin-là, Lajos Balogh, très en
colère, clignait des yeux et grimaçait en descendant dans la rue.
Il trouvait cette lumière trop violente et son estomac digérait
mal le jambonneau qu'il prenait chaque matin au petit-déjeuner. Son
manteau, cet étrange manteau, il l'avait boutonné
par-devant ; il replia le bas de son pantalon. Porté
Il
s'était également habitué à ce que tout le monde
soit infiniment courtois et prévenant avec lui. Ses connaissances
s'arrêtaient dans la rue pour lui serrer la main et elles étaient
exagérément intéressées par tout ce qu'il pouvait
leur raconter. Quand, au café, il prenait part au débat chacun se
taisait poliment autour de la table et on l'écoutait jusqu'au bout. Tout
le monde était serviable et bon avec lui, on posait le cendrier juste
devant lui, on l'aidait à endosser son manteau. On riait de bon
cœur à ses blagues. Il s'était accoutumé à ces
prévenances, pourtant elles provoquaient inconsciemment en lui un
goût inconfortable et âpre : il ignorait pourquoi. Un temps il
commença à s'intéresser aux femmes. Ce qui l'avait
attiré vers elles ? Au début ce n'était qu'un instinct
primitif, tremblant et à peine formulé : une adoration animale
s'élevant vers une divinité d'une puissance inconnue,
inaccessible et magnifique. Mais il constata avec surprise que la
divinité n'était pas si inaccessible, au moins en
apparence : les femmes le regardaient en souriant, elles lui parlaient
avec la même gentillesse, la même politesse que les hommes. Il
était même arrivé qu'elles parlassent plus volontiers avec
lui qu'avec des hommes beaux et élancés, pourtant il
n'était même pas un brillant causeur. Il s'était donc
habitué à cela aussi et il s'était mis à s'adresser
aux femmes sur un ton cynique, blagueur et supérieur comme on le voit
chez les habitués des boîtes de nuit. Mais il en résultait
là aussi un arrière-goût dont il n'arrivait pas à se
donner l'explication, cela le rendit d'abord amer, puis arrogant et finalement,
inexplicablement soupçonneux. Il parlait fort et de façon
provocante, il coupait la parole aux autres, il ne supportait pas la
contradiction ; les débats il les tranchait en deux mots avec un
catégorique « point final ». Il houspillait les
garçons de café, il portait tout sur la place publique et il se
posait, menaçant, en contradiction avec l'avis d'autrui. Un jour, au
théâtre, quelqu'un le bouscula légèrement en se
baissant pour ramasser son chapeau ; il devint tout rouge, il sursauta et
rabroua grossièrement, d'une voix glapissante le robuste monsieur
blond : « vous ne pouvez pas faire
attention ? » Le grand blond sourit, gêné, il
s'excusa, il leva son chapeau à plusieurs reprises. Lajos Balogh devint
plus rouge encore et toute sa colère se concentra dans sa gorge, il
voulut lancer quelque chose de plus grossier, mais impossible. Il haïssait
profondément cet homme-là, il aurait voulu l'étrangler,
lui crever les yeux.
II.
Il
monta à son bureau et jusqu'à deux heures de l'après-midi
il resta assis dans le giron confortable de son fauteuil de cuir. Il partit
ensuite déjeuner dans un restaurant élégant de l'avenue
Andrássy, mais il ne trouva goût à rien. Plus tard dans un
café, avec quelques collègues de bureau et des journalistes, ils
parlèrent courses de chevaux, théâtre et femmes. Il
était plus agité et plus acerbe que de coutume en cette belle
journée tiède d'automne. Il avait un mot désobligeant ou
déplaisant à propos de quiconque ; il fit la fine bouche
pour choisir son cigare. Pour le soir il se procura une place gratuite au
théâtre, une façon comme une autre de tuer le temps. Avant
le spectacle il fit quelque pas sur le boulevard, s'arrêta pour
échanger quelques mots avec des connaissances. Il brocarda la
pièce vue l'avant-veille avec quelqu'un : une ânerie, dit-il,
que le mari pardonne à une salope pareille ; une simple
lâcheté, dit-il.
L'affaire
se produisit sur l'avenue des Arènes, à la terrasse d'un
café.
Il
se promenait par là avec quelqu'un, il devait être vers les cinq
heures. Un monsieur brun, à petites moustaches était assis
à la terrasse en compagnie d'une élégante. Une fois de
plus l'amertume monta à la gorge de Lajos Balogh : il connaissait
vaguement cette dame et à voix haute il lança à son ami
une remarque à son sujet. Les événements suivants se sont
passés en l'espace d'une demi-minute. Le monsieur brun se retourna
calmement et les regarda.
- Serait-ce
bossu-là qui cause ? - dit-il à la dame avec un regard
interrogateur, en désignant Lajos Balogh de son doigt.
Lajos
Balogh se figea. Si incroyable que cela paraisse on ne l'avait jamais ainsi
qualifié en sa présence. Pour la première fois de sa vie
Lajos Balogh entendait explicitement qu'il était bossu.
Mais
il n'eut pas le loisir de méditer longuement sur cette découverte
inédite : l'instant suivant une formidable gifle claqua sur le
visage de Lajos Balogh. Il porta la main à sa joue et il sentit pour la
première fois que cette figure, à l'instant
réchauffée par le camouflet, n'était qu'une chose flasque,
ridée, difforme.
Ensuite
il perçut encore des voix, quelqu'un dut s'indigner bruyamment, comme
pour se lamenter : « Oh, quelle infamie, frapper un infirme,
vous n'avez pas honte ? » Il essaya de se répéter
cette phrase et les lèvres tremblantes, il fixa bêtement celui qui
l'avait frappé. Mais il n'arrivait pas à ressentir
sincèrement ce qu'il avait envie de dire. C'est un visage d'homme froid,
un peu boudeur mais beau qui lui faisait face. Puis il reprit son chemin
lentement et en titubant : des gens passaient près de lui, lui
parlaient comme pour l'échauffer. Mais lui ne fit que hausser les
épaules ; il sentait nettement que ses deux pommettes en saillie le
brûlaient douloureusement.
Brusquement
il se trouva seul ; plus tard il se rappela qu'il avait pris congé
d'un certain nombre de personnes. Il essaya de se repérer : il se
trouvait au bout de l'avenue Thököly où commencent les
quartiers ouvriers et où l'air respire la fumée des usines. Il
progressait le long de clôtures interminables ; un moment le
pavé disparut à ses pieds et il s'arrêta près d'une
flaque d'eau. Le crépuscule d'automne bruinait finement ; le bossu
repensa à son visage tuméfié et douloureux ; il se
baissa et il s'observa dans la flaque d'eau. Mais aussitôt il se
détourna : une image imbécile et repoussante le
fixait ; sa figure, il la voyait pour la première fois ainsi. Les
basques de son pardessus avaient trempé dans l'eau ; le bossu
l'ôta lentement, pensivement et l'examina.
Il
regarda ce singulier vêtement, les boutons élégants et les
poches latérales d'où dépassait le coin d'un mouchoir de
soie. Quelle ironie diabolique, qui lui avait confectionné cette farce
féroce et cruelle, ce pardessus coupé à son corps ?
Une scène de son enfance lui revint à l'esprit : les
garçons avaient évidé une pastèque, lui avaient
fait des yeux, une bouche, un nez, une tête d'homme, ils lui avaient
même posé un monocle. Une autre fois quelqu'un avait
habillé un singe en frac et l'avait montré au cirque.
Effaré, le bossu regarda autour de lui comme si les grands éclats
de rire provoqués autrefois par le singe et qu'il n'avait entendus ni
avant ni depuis, venaient d'éclater à l'instant. Serait-il…
serait-il… serait-il possible… que tout cela n'ait
été qu'une farce… qu'on l’ait seulement
déguisé… en homme normal… et qu'on lui ait
parlé… et qu'on lui ait souri… et après, quand
s'étirant orgueilleusement il s'était retourné… les
éclats de rire aient éclaté…
Il
comprit qu'il avait toujours haï ces habits. Une taie semblait être
tombée de ses yeux. Ce n'était pas des vêtements pour
lui ! Lui revinrent à l'esprit les tableaux de Vélasquez
dont il avait tant papoté subtilement avec des femmes dans les
splendides galeries des musées. Il revoyait les nains bossus, les
bouffons de rois avec leur toque de clown, leur étrange culotte de velours
frangée et chamarrée, en justaucorps rouge. Pauvre bossu
brocardé, imbécile… Dans son sommeil, quelqu'un lui a
arraché les vêtements qui avaient été taillés
sur mesure pour lui, qui lui allaient… Et on l'avait paré d'habits
de courtisan pour en faire la risée de tous quand il se dandinait dans
la rue.
Il
était envahi de honte : il crut que ses tempes allaient
éclater ; il se mit à courir en abandonnant son pardessus
d'automne au bord de la flaque d'eau. Les enfants se retournèrent dans
son dos et le conspuèrent en criant : le bossu, le bossu. Il
s'arrêta et regarda les enfants avec un sourire gauche et idiot. Il rasa
respectueusement une rangée de minuscules échoppes sales avec les
commis à leur porte, mesurant envieusement leur stature. Au-dessus d'une
des portes il vit son nom : Lajos Balogh, mais cela ne le surprit
pas… Quelle histoire stupide, bien sûr que ce n’était
pas son nom à lui mais celui d'un vrai Lajos Balogh qui, lui,
était un homme normal… tandis qu'à lui… pure
dérision, méchante farce, on lui avait donné ce nom…
On lui avait donné un nom, un nom sérieux et vrai avec
prénom et patronyme comme aux hommes authentiques… Alors que lui
en fait n'avait pas de nom.
Les
clôtures se succédaient de plus en plus longues : le soir
tombait. Brusquement le bossu s'arrêta, regarda autour de lui, s'assit
sur un banc. On entendait un orgue de barbarie derrière la
clôture. Devant lui, dans la direction de Soroksár, il n’y
avait plus que des champs et des prairies. Les étoiles surgirent une
à une dans le ciel pâle et tout près un grillon se mit
à chanter, probablement du fond d’une touffe d’herbe au bas
de la clôture. L’orgue de barbarie jouait « C’est
moi l’orphelin du village… ». Le bossu s’abandonna
au rythme de la chanson et enfin il se mit à pleurer. Il leva les yeux
vers le ciel qui recouvrait d’un regard doux et affectueux aussi bien lui
que le misérable petit grillon ou les gigantesques montagnes. Il regarda
devant lui et découvrit parmi d’autres arbres droits bien dressés
un petit arbre misérable, tordu ; il se tenait là et une
fraîche clématite verte y grimpait, un moineau était
perché sur une branche, abeilles et guêpes ne
l’évitaient pas non plus. Il écarta ses bras maigres dans
la direction du soleil couchant qui l’arrosa de sa chaleur et de sa lumière,
lui comme les autres ; il aspira une bouffée d’air qui lui
descendit doucement, paisiblement dans les poumons, il ne regretta plus
d’être bossu sans toutefois le nier. De nouveau il se pencha
au-dessus d’une flaque d’eau, et l’eau lui renvoya une image
aimable : tu es un bossu, lui dit-elle abruptement et sincèrement,
mais elle ne riait pas et elle ne se moquait pas. Tu es un bossu, lui dirent
les arbres aimablement, tu es comme est bossu ce petit arbre ici, pauvre,
pauvre bossu. Viens, ose t’affliger librement d’être aussi
misérable, viens assieds-toi ici, pleure tout ton saoul, tu as de quoi.
Pleure, pleure, pauvre, pauvre, pauvre bossu. Pleure, tu es libre de pleurer,
personne n’a autant que toi le droit de pleurer : les
méchants et les envieux ont voulu te voler tes larmes, tes chères
et douces larmes, alors que tu n’as rien d’autre à toi que
ton droit de pleurer. Mais un homme bon est venu, il te les a rendues. Pleure,
tu n’as rien et ils ont tout ; pleure, tu es venu au monde pour
souffrir le martyre, tu es né pour que les autres se
désaltèrent et se réjouissent de ne pas être aussi
misérables que toi ; eux, à qui la vie apporte des plaisirs
et des ivresses alors qu’à toi elle ne donne que honte et
misère, jusqu’à ce que la mort vienne. Pleure, pleure
autant que tu le peux, pauvre bossu, c’est bon n’est-ce pas,
c’est doux n’est-ce pas ?
Le
bossu écouta les arbres parler et dès lors il sanglota tant que
tout son corps ne fut plus que gémissement. Un ultime désir
brûlant faisait fondre son cœur : il eut aimé baiser,
longtemps et en sanglotant, baiser la main qui cet après-midi-là
l’avait giflé.
[1] Cette nouvelle a
été publiée aux Éditions Ombres Blanches dans la
traduction de Péter Diener, ainsi que
dans le n°185 (2006) de