Frigyes Karinthy :  "Deux Bateaux"

 

 

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Le bossu[1]

 

I.

 

Le soleil brillait fort ce matin-là, Lajos Balogh, très en colère, clignait des yeux et grimaçait en descendant dans la rue. Il trouvait cette lumière trop violente et son estomac digérait mal le jambonneau qu'il prenait chaque matin au petit-déjeuner. Son manteau, cet étrange manteau, il l'avait boutonné par-devant ; il replia le bas de son pantalon. Porté par Lajos Balogh chaque vêtement paraissait élégant et infiniment correct, tout spécialement à la mode, de bon ton. Lorsque, d'une voix alerte et avertie, le tailleur prenait ses mesures et dictait les mensurations à son aide, il parlait de redingote et de jaquette, il initiait de vifs débats : valait-il mieux poser un boutonnage simple ou plutôt double et d'autres détails de la sorte. Lorsqu'il dictait le tour de taille, sa voix était tout à fait courtoise et naturelle comme si jamais dans sa vie il n'avait vu une longueur de dos ne dépassant pas d'au moins quarante centimètres la hauteur de la poitrine ; ses mots d'expert, exempts de tout étonnement, décrivaient si précisément la réalité que l'on aurait pu croire que la dernière mode de Paris exigeait un veston très ample, flottant dans le dos et un pantalon dont la longueur devait être cette année exactement de soixante-dix centimètres. Et en conséquence il avait confectionné pour Lajos Balogh une jaquette et un pardessus dans les règles de l'art : les boutonnières surpiquées tout autour selon la dernière mode, les manches évasées sur le devant, le revers très large, le gilet sans col. Il avait ajouté des poches de côté, pour une jaquette c'était du dernier chic cette année, et dans le dos du pardessus il avait posé une attache de suspension doublée d'un ruban de soie comme il se doit dans le cas d'un manteau dernier cri. Tout sur le vêtement y était cousu, collé, ajusté ; et que ce manteau, lorsqu'on le prenait en main, semblât être un chiffon informe, insensé, absurde ne rappelant aucunement un manteau, ce fait, en regard de ces détails parfaits à outrance et péniblement corrects, était devenu un sujet qu'il était impossible d'aborder, c'était hors sujet : le fait étant que ce manteau avait effectivement été confectionné selon la dernière mode. Avec cet ensemble Lajos Balogh portait un linge irréprochable et une chaîne décorée de diamants ; il était accoutumé aux éloges sur ses boutons et sa cravate. Et les gens ne manquaient pas de louanger sa cravate, il y en avait même qui lui demandaient l'adresse de son tailleur. Petit à petit, Lajos Balogh s'était habitué à son statut d'homme élégant.

Il s'était également habitué à ce que tout le monde soit infiniment courtois et prévenant avec lui. Ses connaissances s'arrêtaient dans la rue pour lui serrer la main et elles étaient exagérément intéressées par tout ce qu'il pouvait leur raconter. Quand, au café, il prenait part au débat chacun se taisait poliment autour de la table et on l'écoutait jusqu'au bout. Tout le monde était serviable et bon avec lui, on posait le cendrier juste devant lui, on l'aidait à endosser son manteau. On riait de bon cœur à ses blagues. Il s'était accoutumé à ces prévenances, pourtant elles provoquaient inconsciemment en lui un goût inconfortable et âpre : il ignorait pourquoi. Un temps il commença à s'intéresser aux femmes. Ce qui l'avait attiré vers elles ? Au début ce n'était qu'un instinct primitif, tremblant et à peine formulé : une adoration animale s'élevant vers une divinité d'une puissance inconnue, inaccessible et magnifique. Mais il constata avec surprise que la divinité n'était pas si inaccessible, au moins en apparence : les femmes le regardaient en souriant, elles lui parlaient avec la même gentillesse, la même politesse que les hommes. Il était même arrivé qu'elles parlassent plus volontiers avec lui qu'avec des hommes beaux et élancés, pourtant il n'était même pas un brillant causeur. Il s'était donc habitué à cela aussi et il s'était mis à s'adresser aux femmes sur un ton cynique, blagueur et supérieur comme on le voit chez les habitués des boîtes de nuit. Mais il en résultait là aussi un arrière-goût dont il n'arrivait pas à se donner l'explication, cela le rendit d'abord amer, puis arrogant et finalement, inexplicablement soupçonneux. Il parlait fort et de façon provocante, il coupait la parole aux autres, il ne supportait pas la contradiction ; les débats il les tranchait en deux mots avec un catégorique « point final ». Il houspillait les garçons de café, il portait tout sur la place publique et il se posait, menaçant, en contradiction avec l'avis d'autrui. Un jour, au théâtre, quelqu'un le bouscula légèrement en se baissant pour ramasser son chapeau ; il devint tout rouge, il sursauta et rabroua grossièrement, d'une voix glapissante le robuste monsieur blond : « vous ne pouvez pas faire attention ? » Le grand blond sourit, gêné, il s'excusa, il leva son chapeau à plusieurs reprises. Lajos Balogh devint plus rouge encore et toute sa colère se concentra dans sa gorge, il voulut lancer quelque chose de plus grossier, mais impossible. Il haïssait profondément cet homme-là, il aurait voulu l'étrangler, lui crever les yeux.

 

II.

 

Il monta à son bureau et jusqu'à deux heures de l'après-midi il resta assis dans le giron confortable de son fauteuil de cuir. Il partit ensuite déjeuner dans un restaurant élégant de l'avenue Andrássy, mais il ne trouva goût à rien. Plus tard dans un café, avec quelques collègues de bureau et des journalistes, ils parlèrent courses de chevaux, théâtre et femmes. Il était plus agité et plus acerbe que de coutume en cette belle journée tiède d'automne. Il avait un mot désobligeant ou déplaisant à propos de quiconque ; il fit la fine bouche pour choisir son cigare. Pour le soir il se procura une place gratuite au théâtre, une façon comme une autre de tuer le temps. Avant le spectacle il fit quelque pas sur le boulevard, s'arrêta pour échanger quelques mots avec des connaissances. Il brocarda la pièce vue l'avant-veille avec quelqu'un : une ânerie, dit-il, que le mari pardonne à une salope pareille ; une simple lâcheté, dit-il.

L'affaire se produisit sur l'avenue des Arènes, à la terrasse d'un café.

Il se promenait par là avec quelqu'un, il devait être vers les cinq heures. Un monsieur brun, à petites moustaches était assis à la terrasse en compagnie d'une élégante. Une fois de plus l'amertume monta à la gorge de Lajos Balogh : il connaissait vaguement cette dame et à voix haute il lança à son ami une remarque à son sujet. Les événements suivants se sont passés en l'espace d'une demi-minute. Le monsieur brun se retourna calmement et les regarda.

- Serait-ce bossu-là qui cause ? - dit-il à la dame avec un regard interrogateur, en désignant Lajos Balogh de son doigt.

Lajos Balogh se figea. Si incroyable que cela paraisse on ne l'avait jamais ainsi qualifié en sa présence. Pour la première fois de sa vie Lajos Balogh entendait explicitement qu'il était bossu.

Mais il n'eut pas le loisir de méditer longuement sur cette découverte inédite : l'instant suivant une formidable gifle claqua sur le visage de Lajos Balogh. Il porta la main à sa joue et il sentit pour la première fois que cette figure, à l'instant réchauffée par le camouflet, n'était qu'une chose flasque, ridée, difforme.

Ensuite il perçut encore des voix, quelqu'un dut s'indigner bruyamment, comme pour se lamenter : « Oh, quelle infamie, frapper un infirme, vous n'avez pas honte ? » Il essaya de se répéter cette phrase et les lèvres tremblantes, il fixa bêtement celui qui l'avait frappé. Mais il n'arrivait pas à ressentir sincèrement ce qu'il avait envie de dire. C'est un visage d'homme froid, un peu boudeur mais beau qui lui faisait face. Puis il reprit son chemin lentement et en titubant : des gens passaient près de lui, lui parlaient comme pour l'échauffer. Mais lui ne fit que hausser les épaules ; il sentait nettement que ses deux pommettes en saillie le brûlaient douloureusement.

Brusquement il se trouva seul ; plus tard il se rappela qu'il avait pris congé d'un certain nombre de personnes. Il essaya de se repérer : il se trouvait au bout de l'avenue Thököly où commencent les quartiers ouvriers et où l'air respire la fumée des usines. Il progressait le long de clôtures interminables ; un moment le pavé disparut à ses pieds et il s'arrêta près d'une flaque d'eau. Le crépuscule d'automne bruinait finement ; le bossu repensa à son visage tuméfié et douloureux ; il se baissa et il s'observa dans la flaque d'eau. Mais aussitôt il se détourna : une image imbécile et repoussante le fixait ; sa figure, il la voyait pour la première fois ainsi. Les basques de son pardessus avaient trempé dans l'eau ; le bossu l'ôta lentement, pensivement et l'examina.

Il regarda ce singulier vêtement, les boutons élégants et les poches latérales d'où dépassait le coin d'un mouchoir de soie. Quelle ironie diabolique, qui lui avait confectionné cette farce féroce et cruelle, ce pardessus coupé à son corps ? Une scène de son enfance lui revint à l'esprit : les garçons avaient évidé une pastèque, lui avaient fait des yeux, une bouche, un nez, une tête d'homme, ils lui avaient même posé un monocle. Une autre fois quelqu'un avait habillé un singe en frac et l'avait montré au cirque. Effaré, le bossu regarda autour de lui comme si les grands éclats de rire provoqués autrefois par le singe et qu'il n'avait entendus ni avant ni depuis, venaient d'éclater à l'instant. Serait-il… serait-il… serait-il possible… que tout cela n'ait été qu'une farce… qu'on l’ait seulement déguisé… en homme normal… et qu'on lui ait parlé… et qu'on lui ait souri… et après, quand s'étirant orgueilleusement il s'était retourné… les éclats de rire aient éclaté…

Il comprit qu'il avait toujours haï ces habits. Une taie semblait être tombée de ses yeux. Ce n'était pas des vêtements pour lui ! Lui revinrent à l'esprit les tableaux de Vélasquez dont il avait tant papoté subtilement avec des femmes dans les splendides galeries des musées. Il revoyait les nains bossus, les bouffons de rois avec leur toque de clown, leur étrange culotte de velours frangée et chamarrée, en justaucorps rouge. Pauvre bossu brocardé, imbécile… Dans son sommeil, quelqu'un lui a arraché les vêtements qui avaient été taillés sur mesure pour lui, qui lui allaient… Et on l'avait paré d'habits de courtisan pour en faire la risée de tous quand il se dandinait dans la rue.

Il était envahi de honte : il crut que ses tempes allaient éclater ; il se mit à courir en abandonnant son pardessus d'automne au bord de la flaque d'eau. Les enfants se retournèrent dans son dos et le conspuèrent en criant : le bossu, le bossu. Il s'arrêta et regarda les enfants avec un sourire gauche et idiot. Il rasa respectueusement une rangée de minuscules échoppes sales avec les commis à leur porte, mesurant envieusement leur stature. Au-dessus d'une des portes il vit son nom : Lajos Balogh, mais cela ne le surprit pas… Quelle histoire stupide, bien sûr que ce n’était pas son nom à lui mais celui d'un vrai Lajos Balogh qui, lui, était un homme normal… tandis qu'à lui… pure dérision, méchante farce, on lui avait donné ce nom… On lui avait donné un nom, un nom sérieux et vrai avec prénom et patronyme comme aux hommes authentiques… Alors que lui en fait n'avait pas de nom.

Les clôtures se succédaient de plus en plus longues : le soir tombait. Brusquement le bossu s'arrêta, regarda autour de lui, s'assit sur un banc. On entendait un orgue de barbarie derrière la clôture. Devant lui, dans la direction de Soroksár, il n’y avait plus que des champs et des prairies. Les étoiles surgirent une à une dans le ciel pâle et tout près un grillon se mit à chanter, probablement du fond d’une touffe d’herbe au bas de la clôture. L’orgue de barbarie jouait « C’est moi l’orphelin du village… ». Le bossu s’abandonna au rythme de la chanson et enfin il se mit à pleurer. Il leva les yeux vers le ciel qui recouvrait d’un regard doux et affectueux aussi bien lui que le misérable petit grillon ou les gigantesques montagnes. Il regarda devant lui et découvrit parmi d’autres arbres droits bien dressés un petit arbre misérable, tordu ; il se tenait là et une fraîche clématite verte y grimpait, un moineau était perché sur une branche, abeilles et guêpes ne l’évitaient pas non plus. Il écarta ses bras maigres dans la direction du soleil couchant qui l’arrosa de sa chaleur et de sa lumière, lui comme les autres ; il aspira une bouffée d’air qui lui descendit doucement, paisiblement dans les poumons, il ne regretta plus d’être bossu sans toutefois le nier. De nouveau il se pencha au-dessus d’une flaque d’eau, et l’eau lui renvoya une image aimable : tu es un bossu, lui dit-elle abruptement et sincèrement, mais elle ne riait pas et elle ne se moquait pas. Tu es un bossu, lui dirent les arbres aimablement, tu es comme est bossu ce petit arbre ici, pauvre, pauvre bossu. Viens, ose t’affliger librement d’être aussi misérable, viens assieds-toi ici, pleure tout ton saoul, tu as de quoi. Pleure, pleure, pauvre, pauvre, pauvre bossu. Pleure, tu es libre de pleurer, personne n’a autant que toi le droit de pleurer : les méchants et les envieux ont voulu te voler tes larmes, tes chères et douces larmes, alors que tu n’as rien d’autre à toi que ton droit de pleurer. Mais un homme bon est venu, il te les a rendues. Pleure, tu n’as rien et ils ont tout ; pleure, tu es venu au monde pour souffrir le martyre, tu es né pour que les autres se désaltèrent et se réjouissent de ne pas être aussi misérables que toi ; eux, à qui la vie apporte des plaisirs et des ivresses alors qu’à toi elle ne donne que honte et misère, jusqu’à ce que la mort vienne. Pleure, pleure autant que tu le peux, pauvre bossu, c’est bon n’est-ce pas, c’est doux n’est-ce pas ?

Le bossu écouta les arbres parler et dès lors il sanglota tant que tout son corps ne fut plus que gémissement. Un ultime désir brûlant faisait fondre son cœur : il eut aimé baiser, longtemps et en sanglotant, baiser la main qui cet après-midi-là l’avait giflé.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions Ombres Blanches dans la traduction de Péter Diener, ainsi que dans le n°185 (2006) de la revue Le Coq Héron).