Frigyes Karinthy :
"Deux Bateaux"
PoussiÈre
Un… deux… trois… aller et
un… deux… trois… retour, jusqu'à la table. Il doit
rester encore dans les quinze minutes… disons dix… Je peux donc
refaire cette promenade une centaine de fois encore, du mur à la table,
prudemment, sans bousculer la table, pour ne pas renverser les bougies…
Désormais on me laisse seul, c'est le curé qui l'a dit, tout
à fait seul, jusqu'à la fin, le quart d'heure est totalement
à moi. Comme c'est bien, comme c'est bien, bien. D'ici là il ne
faut pas que je m'assoie, n'est-ce pas, je vais passer ce quart d'heure
à marcher comme ça, à un rythme régulier, à
un pas cadencé, les bras ballants et la tête baissée…
Oh comme c'est bien…
Un… deux… trois…
Oui, Monsieur le curé, je sais, j'y
penserai… J'y penserai durant tout ce quart d'heure… Et cette fois
j'aurai peur, Monsieur le curé, je me comporterai comme il faut,
voyez-vous, je ne sauterai à la gorge de personne. Je sais bien que
ça ne servirait à rien, ils sont trop nombreux. Les gardiens et
les soldats… Et les deux autres gars… Je ne chercherai pas la
bagarre, Monsieur le curé.
Un… deux… trois…
Bon… alors… Comment c'est
déjà ? Nous ne sommes que poussière avez-vous
dit ? Nous sommes poussière et redeviendrons poussière.
C’est ça le problème, c'est là-dessus que je dois
réfléchir. Je peux encore m'y mettre, il me reste encore
peut-être dix minutes. Et si je réfléchis bien à
tout, alors il n'y aura rien, n'est-ce pas, ça ne fera pas mal, n'est-ce
pas, ils ne m’étrangleront pas longuement, n'est-ce pas, Monsieur
le curé, ils ne me frapperont pas si je suis sage et
obéissant ? Je lui demanderai de ne pas trop me serrer, ce n'est
pas nécessaire, je fourrerai ma tête là où on me
dira, sans qu'il faille me toucher… Je mettrai ma tête tout seul
dans l'ouverture… La place ne manque pas, inutile de forcer…
Un… deux… trois…
Oui, oui… Je sais… J’y
pense. À la poussière que nous deviendrons… D'accord,
d'accord. Et à la poussière d'où nous venons… Oui,
je sais bien qu'il faut comprendre cela, qu'il faut le comprendre, en dix
minutes… Et si je le comprends, alors, n'est-ce pas, Monsieur le
curé, je ne crierai pas si fort, je ne trépignerai pas… Et
je ne perdrai pas la raison…
D'accord, d'accord. Un… deux…
trois…
Mais comment diable une chose qui provient
de la poussière peut-elle hurler et se déchirer le
cœur… Quelle fadaise ! La poussière est silencieuse et
taciturne… Elle étincelle doucement, en silence, par-dessus les
champs et elle descend tout doucement… Mais comment a-t-elle pu devenir
homme, homme qui gémit, homme qui hurle, homme qui déchiquette et
qui mord un autre homme… La poussière provient du rocher qui
s'effrite doucement, n'est-ce pas, du rocher que j'ai vu un jour sur une
île silencieuse… qui a mis des milliers d'années pour
s'effriter en paix, sans répandre son sang… Comment ai-je bien pu
être issu de la poussière - je dois absolument comprendre cela, le
comprendre, très vite…
Un… deux… trois…
Autrefois, il y a longtemps, j'avais aussi
un père et j'avais une mère. Eux peut-être étaient nés
de la poussière, car moi je suis né d'eux…
Un… deux… trois…
D'où est-ce que j'ai alors pris mes
os, ma chair, mon sang ? Oui, c'est leur faute… Les
misérables… C’est leur faute, mes os et mon sang…
C’est leur faute, à ces misérables, cette effroyable souffrance…
Si eux n'avaient pas existé, je serais toujours paisible
poussière sur ce rocher-là, et la brise du soir danserait son
ballet au-dessus de moi en chuchotant.
Un… deux… trois…
Maudites, maudites, ces deux
personnes ! Qui m'ont mis en ce monde à partir de la
poussière ! D’où sortez-vous ? Je vais enfin le
savoir !
Au commencement était le rocher,
autour de lui des arbres taciturnes et la fraîche houle de la mer
frappait la rive. Oh, quelle beauté, quelle immense beauté !
Comme elles étaient heureuses, pures, mortellement douces, cette eau
morte, ces pierres mortes sous le ciel ! Oh, ces nuages sombres et
sérieux qui défilaient par-dessus dans la nuit et le ciel qui
tonnait… Aussi longtemps qu'il n'y eut pas d'hommes sur cette terre, mon
père ! Aussi longtemps qu'il n'y eut pas d'hommes sur cette terre
et l'âme de notre Seigneur ondoyait au-dessus des eaux - n'est-ce pas
ainsi que vous avez dit tantôt ?
Un… deux… trois…
Et le cinquième jour, lorsque ce sont
séparées la terre et les eaux et soufflaient les vents, alors Il
s'arrêta pour se reposer.
Mais alors sur cette île maudite un
rocher commença à se déliter, atteint par une
maladie… C'était une poussière morbifique, oui… La
poussière morbifique de la pierre trempée de la pluie qui l'avait
diluée dans son eau, la roche fut prise de convulsions, les convulsions
du mal, comme un ver - pouah ! Elle se tordit sous les convulsions, sous
la douleur elle se roula en une boule… qui se pelota…
Un… deux… trois…
Et il roula sur le rivage, le fleuve de
poussière, et pendant qu'il roulait, il se déchira, des boudins
s'en séparèrent et chacun fut pris de ses propres
convulsions… Cette tumeur de la roche morbide se redressa sur la terre
comme un abcès pesant… Et ce fut l'homme…
Un… deux… trois…
Holà, Monsieur le curé !
De la sincérité s'il vous plaît ! Trêve de
balivernes ! Car cette fois je veux y voir clair. Ce n'est pas Dieu qui
pétrit cet être de poussière - Dieu est mort le
cinquième jour ; je vois ! Je vois ! Oh, grâce,
grâce, je vois enfin, enfin je comprends ! - Une fois qu'il eut
créé ce monde beau, heureux, propre, inerte, il s'est endormi, il
est mort lui-même, parce que les montagnes propres et taciturnes
n'avaient plus besoin de lui, parce que les eaux profondes, sans fond avaient
repris sa sagesse. Mais une maladie a atteint la poussière
délaissée, et il n'y avait plus de dieu pour la guérir,
pour lui délivrer la paix - il n'y avait plus de dieu pour
empêcher que se redressât la vile tumeur de la roche et
qu’elle se mît en mouvement ; lorsque Dieu est mort, la Nature
est tombée malade et c'est sa maladie qui s'appelle Homme. Et alors la
Maladie s'est mise à régner sur la Terre.
Un… deux… trois…
Et le premier homme s’est tapi
là entre les rochers taciturnes, exhalant effluves et puanteurs…
Là se tapit la poussière maladive… Avec dans ses
viscères le sang et la chair douloureux, avec dans ses viscères
le feu des enfers et le désir inassouvi d'éteindre ce feu et de dévorer
tout ce qui s'apprête à éteindre ce feu…
Un… deux… trois…
Il avait faim l'homme, Monsieur le
curé, rien d'autre. Plus de mensonge… fini les belles
paroles… Cette fois je dois comprendre… Cette fois, Monsieur le
curé, c'est moi qui te raconterai comment c'est.
Elle avait faim, la malheureuse
poussière… faim, rien d'autre. Sa tête n'était que
bouche, et ses doigts que griffes. Tout ce qui était à sa
portée, elle s'en emparait de ses griffes et elle le fourrait dans sa
bouche haletante et rouge. Quand, enfant, elle était seule, elle avalait
avidement pierres et sables - pierre et sable devenaient en elle gargouillis de
pus douloureux, et c'était le sang. Moi j'ai vu ce liquide puant et
nauséabond, je l'ai vu sinuer, pulser, serpenter, déborder de
l'abcès que j'avais arraché avec un fer glacé et propre
pour qu'il s’épanchât.
Je l'ai vu…Un… deux…
trois…
Le sang était affamé…
L’homme était affamé… Et partout où il sentait
la présence de sang et de chair, il s'en emparait, il les arrachait et
il les dévorait. Seul, il se blottissait parmi les arbres, et quand une
bête s'approchait, il l'attaquait, la déchiquetait, la
dévorait. Il arrachait les pattes des insectes, il cognait la tête
du lapin contre le rocher… Du sang, partout du sang sur son
passage… Des membres dilacérés, des carcasses dont il a
dévoré la chair…
Un… deux… trois…
Et alors il rencontra ma mère.
Il l'avait remarquée de
derrière l'arbre où il se cachait. Elle était
juchée sur une branche de l'arbre voisin et regardait loin, vers le
large. Et mon père ouvrit la bouche et sortit ses griffes. Et il rampa lentement
vers ma mère pour la dévorer. Il l'assaillit par-derrière,
mais quand il la saisit de ses deux bras, l'autre lui fit face. Et le corps
à corps commença. Mon père ouvrit largement la gueule pour
trancher de ses dents la tête de ma mère - holà ! Monsieur
le curé. Et ma mère griffait et se débattait. Ils
roulèrent à terre, de leurs bras ils se serraient la poitrine
à s'étouffer. Ils haletaient et mordaient mais aucun ne parvint
à tuer l'autre. Ils grinçaient des dents et écartaient les
lèvres. Et pendant qu'ils s'étouffaient et se griffaient, ils
voulaient en même temps mordre… en même temps se
dévorer… Et alors les deux bouches assassines se collèrent
l'une à l'autre… Et ils restèrent ainsi… puis se
relâchèrent tombés en syncope… sans parvenir à
se vaincre…
Et c'est ainsi que je suis né…
Un… deux… trois…
Holà ! Oh ! C'est ainsi que
je suis né… De leur sang débordant… Alors qu'ils
tentaient de se dévorer…
C'est ainsi qu’est né mon
sang… Cet enfer de feu convulsif et douloureux qui brûle…
C’est de là que je viens, de la poussière, Monsieur le
curé… De la poussière morbifique…
Un… deux… trois… Je n'en
peux plus… Ça brûle, ça tiraille, ça se tord
…
Moi, je connais ce liquide en moi. Je l'ai
vu couler, du corps de l'autre, de celui que j'ai tué…
Cette fois c'est mon tour… Mais il me
reste encore du temps… N’est-ce pas qu'il me reste du temps ?
Oh, je ne crains pas de devenir cette poussière silencieuse et
propre… Oh, ce n'est nullement la peur qui noue ma gorge… C’est
lui, ce liquide malsain, convulsif…
Qu'est-ce que c'est ?
Qu'est-ce que c'est ? Que me
veut-on ? Où ça ?
D'accord, d'accord… je viens… Ne
me serrez pas le bras, parce qu'alors je ne viens pas. Si vous le serrez, je
n'avance pas… je mords… Je veux parler avec Monsieur le
curé… on ne peut plus ? Mais si… Je veux lui parler de
la poussière… Pas possible ? Alors je mords…
Bon… j'arrive… vous ne voyez pas
que j'avance… Pourquoi me bousculez-vous ?
Où allons-nous ?
Je dois m'arrêter ici ? Bon
d'accord… Je m'arrête. À
la grâce de Dieu… Monsieur le juré… Qu’on me
détache seulement les mains… Alors je serai
obéissant… Je serai sage… Oui, je suis attentif… Ah
oui… Je comprends, la lecture… Bien sûr que je
comprends… L'a approuvé… suprême… l'a
approuvé… suprême… Je comprends, je sais, vous allez
lire… l'a appr… pprouvé…
J'aurais encore une chose à demander,
pour le cas où…
Monsieur
le très respecté jury !… Très respecté… ha, ha, ha ! Chiens !
Ha, ha, ha ! C'est vous-mêmes… Vous n'êtes que de viles
tuméfactions ! Qu'est-ce que vous avez ici à trôner
dans votre graisse ? C’est à moi que vous jouez la
comédie ? Mais je te reconnais, toi, là-bas… Je te
connais bien… qu’est-ce que tu trônes là-bas ? Tu
m’as attaché les mains… pour que je ne
t’étrangle pas… Car tu es assoiffé de mon sang,
ça fait mille ans que tu attends de le lamper… de le verser…
Comme j’ai versé le tien !… Prends-le donc…
tiens… il coule déjà… le voilà qui
coule… tiens, c’est pour toi… moi, je n’en veux
plus… Je ne veux plus de ce machin sale, chaud, souillé,
pulsant… qui m’a tant fait souffrir… Lape-le comme la
poussière le boit, tu vois ?… Et viendra la paix…
enfin, enfin… Une paix douce… Une paix pure… La paix des
rochers morts et du vent doux … Oh, vie, maladie de la terre !