Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur"
chÈre
mademoiselle aurore
De ce que je n’ai pas répondu
à votre lettre, ne concluez surtout pas à Bogdánszentmiklósvecse
que je n’aurais pas reçu cette lettre. Je l’ai reçue
et je reconnais bien volontiers qu’envoyer un autographe à une
jeune fille provinciale que l’on dit jolie n’est pas une si grosse
affaire au point que Monsieur l’écrivain accablé par ses
occupations ne pourrait la satisfaire.
Bien sûr, vous vous en doutez
à juste titre, je reçois des correspondances de ce genre par
centaines et puisque vous avez mis le doigt dessus, pourquoi le nier, je les passe
à mon secrétaire avec ce genre de sourire ironique (même
s’il n’est pas ironnique comme vous
l’écrivez) qui caractérise si bien l’humoriste. Oui,
c’est vrai, je suis harcelé par les éditeurs, mais je vous
en prie, n’exagérons rien, je n’utilise pas la totalité
de mon temps à négocier avec eux. Vous, à Bogdánszentmiklósvecse, vous vous faites
peut-être une idée trop colorée de l’écrivain
hongrois de Budapest : ainsi il n’est pas vrai que dans mon
antichambre les éditeurs font la queue par centaines, aujourd’hui
par exemple, ils n’étaient que dix-huit, peut-être
même moins, et ils ne se battaient pas ; il est vrai qu’ils
auraient aimé entrer, je ne dis pas, mais se battre ! –
n’y songez pas.
Alors ce n’est pas cela mon sujet. Je
voudrais vous expliquer pourquoi je n’ai pas le temps de répondre
à toutes les lettres et que j’ai effectivement oublié la
vôtre en trente secondes, comme vous l’avez écrit. Comme je
le constate dans votre lettre, vous avez à peu près bien
deviné quelle peut en être la cause, même si avec votre
imagination provinciale vous en rajoutez beaucoup ; pour ne relever que
cela : prétendre que la misérable petite case de marbre au
milieu de l’avenue Andrássy dans laquelle j’habite, est un véritable
château ; vous croyez également que posséder une ou
deux autos est quelque chose d’important, cela témoigne d’un
certain manque d’information ; que coûte une auto de nos
jours ? Une misère de trente à quarante mille couronnes, de
cela il ne faut pas conclure que la société met, comme elle le
devrait d’après vous, l’écrivain hongrois,
aristocrate de l’esprit, sur un piédestal (où le
deuxième t était superflu dans votre aristocratte).
Votre demande que je vous réponde
jusqu’à quand la guerre durera, témoigne aussi d’une
exagération et d’une naïveté provinciales.
Qu’est-ce qui vous permet de penser, chère mademoiselle, que je
dois savoir ces choses-là, et si je les savais, que j’aie la
liberté de vous les dévoiler ? Hélas, dans notre
société, l’aristocratie de l’esprit n’a
toujours pas son mot à dire dans les affaires publiques comme vous le
trouveriez pourtant si naturel, et comme cela serait, je vous l’accorde,
dans l’ordre des choses. Il est vrai qu’avant de débattre de
questions de plus grande importance, le premier ministre a coutume de passer me
voir afin d’informer le gouvernement de mes vues et de mes intentions,
mais croyez-moi, même si cela vous paraît étonnant, il est
déjà arrivé à plusieurs reprises que sur certains
points, finalement, le Parlement n’ait pas suivi tout à fait mon
avis. Je n’aime pas qu’on se fasse des idées fausses de la
situation et du poids de l’écrivain hongrois dans la
géopolitique et je préfère, je l’avoue,
m’exposer à démolir vos belles illusions sur cette question
et perdre par là même mon aura à vos yeux, je
concède que je considère comme une pure formalité la
visite de politesse du ministre des affaires étrangères à
mon domicile à propos des négociations décisives quant
à la durée de la guerre en cours, et je ne suis absolument pas
certain qu’il daigne fidèlement transmettre aux grandes puissances
ma position ferme et inaltérable dans cette question,. Eh oui,
chère Mademoiselle Aurore, nous ressemblons au commun des mortels et non
aux plus puissants d’entre eux.
Bref, je voulais seulement vous expliquer
que si je ne peux pas répondre à votre lettre, il ne faut pas
aussitôt en conclure que c’est à cause d’un quelconque
orgueil ou d’une quelconque vanité. Loin de là. Vous le
comprendrez, n’est-ce pas ?
Une chose encore, pardonnez-moi, j’ai
oublié de coller un timbre sur l’enveloppe qui contient les
présentes lignes, ce genre de distraction est fort compréhensible
chez les hommes aussi occupés que moi. J’espère ne pas
être obligé de vous expliquer que ce n’est que pur oubli de
ma part, en vérité je n’ai que cinq kreutzers en poche,
mais tant pis, rassurez-vous, je vous rembourserai demain, je vendrai demain
mon roman en quatre volumes.