Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (Femme et enfant)

 

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j’achÈte des jouets

 

S’il vous plaît, je n’ai pas encore joué

Pas joué, pas joué

Cette fois  je voudrais jouer.

(Ernő Szép)[1]

Mon fils va bientôt avoir dix-huit mois, c’est inouï à quel point c’est un gosse adorable, je ne dis vraiment pas ça parce que c’est le mien, d’autres le disent également, ma femme par exemple.

Bon, moi, son père, je suis allé acheter des jouets Boulevard József et je me suis arrêté devant une vitrine pour faire mon inspection. Oui, ce pantin en tout cas, celui auquel, il faut presser le ventre pour qu’il applaudisse. Pourquoi je veux l’acheter ? Ah oui, je sais, c’est parce que depuis longtemps je veux savoir comment il fait ça et s’il est en bois ou en fer à l’intérieur – hum, ma femme a dit au demeurant que je devais acheter des jouets qui ne se cassent pas facilement. Ça y est, je sais, je vais acheter des cubes de construction Richter, oui, c’est sûr, j’achèterai des cubes de construction Richter, c’est un jouet magnifique, le plus beau du monde, quelles tours on peut bâtir avec ça !… Et je n’ai jamais construit la dernière figure du cahier des modèles parce que la dernière page était déchirée, et puis il manque ces deux triangles bleus qui sont tombés derrière le bahut et que l’on ne peut pas retirer, je veux dire qu’on ne pouvait pas parce que c’était autrefois, pas maintenant. Tiens, j’achèterai une toupie comme ça, c’est magnifique, ça fera plaisir au garçon, une toupie que l’on fait tourner avec une ficelle et qui fait zzz. Qu’est-ce que j’achète encore ? J’achète une trompette, enfin j’en aurai une, je veux dire que mon petit garçon en aura enfin une.

Bon, voici les jouets, Marika peut tout de suite les donner au garçon, et le garçon n’a qu’à jouer avec ça gentiment, bien sage dans sa chambre, en laissant papa travailler, car papa doit écrire et il n’a pas le temps maintenant.

Papa écrit… Oui, papa est un monsieur sérieux, un grand monsieur assis devant son bureau en fumant une cigarette, et il a de graves soucis, et il écrit. Et le garçon est un petit garçon. Qu’est-ce que c’est que ces hurlements, là dehors ? Vous ne voulez pas me laisser travailler ? Mon petit, allez dire à Marika qu’elle ne laisse pas crier l’enfant.

C’est inouï que vous ne me laissiez pas travailler, je suis obligé de me lever de mon bureau et de venir voir ce qui se passe ici, pourquoi vous ne me laissez pas travailler ?

Mais non, vous n’étiez pas en silence, vous faisiez un vacarme pas possible, ça s’entendait de la troisième pièce. Qu’est-ce qui se passe ici ? Bien sûr, l’enfant hurle parce que vous ne lui donnez pas la toupie que je lui ai achetée.

Vous voyez qu’il se tait dès que je la lui donne. Tu vois, Garçon, c’est une toupie, c’est papa qui te l’a achetée. N’est-ce pas qu’elle est superbe ?

Qu’il est maladroit ce garçon, il ne faut pas la porter à sa bouche, tu entends, Gabi ? Il faut faire comme ça… il faut la prendre ici, tu vois, papa va te montrer comment faire.

Tu vois, mon garçon, on la tient avec deux doigts par en bas… oui, habilement… et puis il faut enrouler la ficelle dessus, puis lui donner un coup soudain, et hop ! vite la poser sur le sol, regarde, comme elle tourne merveilleusement… non, attention, n’y touche pas, petit bêta, tu risques de l’arrêter… Veux-tu t’éloigner d’ici ! N’ose pas y toucher ! Il est inouï cet enfant… il gâche tout, pourtant ça tournait si bien.

Attends, mon cher petit, ce n’est pas comme ça, papa va te montrer comment faire… aller, donne-la à papa, lâche-la enfin… tu sais bien que tu n’arrives pas à la faire tourner… veux-tu la lâcher ?… donne-la-moi… petit coquin… donne-la à papa qui veut te montrer… dis-donc, je vais te faire pan pan sur la main…

Arrêtez de dire des bêtises, mon petit, que je la lui ai arrachée de la main et c’est pour ça qu’il crie… Je ne l’ai absolument pas arrachée, je veux simplement lui montrer comment il faut la faire tourner. Il ne peut pas le savoir tout seul, vous voyez. Alors mon garçon ! Ne crie pas ! Regarde comment papa arrive bien à la faire tourner… Tu vois, je la prends entre mes deux doigts, j’enroule la ficelle, puis je lui donne un coup brusque et je la pose par terre… Regarde comme elle est belle quand elle tourne… vite et sans bruit…

Veux-tu reculer, garçon ! Regardez-moi ce coquin, il veut mettre le pied dessus… prenez-le et mettez-le plus loin…

Mon petit, ne me dites pas que ce n’est pas un jouet pour lui ! C’est un jouet pour qui alors si ce n’est pas pour lui ? Si c’est un jouet, alors c’est pour lui, parce que les jouets sont fabriqués pour des petits garçons et pas pour des vieux chanceliers. Pour qui est-ce, si ce n’est pas pour lui ? Pour vous peut-être ? Ou pour moi ? Vous voyez. Vous, les femmes, vous manquez toujours de logique. Bien sûr que c’est pour lui. Il n’a jamais eu un aussi beau jouet que celui-ci. La plus belle des toupies ; il suffit de savoir la faire tourner. Il n’y a qu’à la prendre entre deux doigts… puis enrouler la ficelle dessus… lui donner un coup… vite la poser par terre… oh qu’elle est magnifique quand elle tourne… qu’elle est belle… elle va rentrer dans le pied de la table… non… elle a fait demi-tour… elle commence à chanceler… elle vacille… pouf ! Elle s’est arrêtée. Tant pis, il n’y a qu’à la remonter, je suis sûr qu’elle pourrait tourner deux fois plus longtemps, il n’y a qu’à mieux donner son coup à la ficelle, avec plus de force… comme ça… vous voyez ? Je parie qu’elle va tourner plus longtemps, qu’est-ce qu’on parie… vous voyez ?…

Où est passé le petit ? Qu’est-ce que j’en sais… Peut-être qu’il est sorti… il est passé dans la pièce à côté… ou dans la suivante… je ne m’en suis pas aperçu… il s’ennuyait peut-être…

Attendez… n’allez pas le chercher tout de suite… c’est tellement joli comme ça tourne… ce petit maladroit risquerait de trébucher et de la renverser… attendez, je suis curieux de savoir jusqu’à quand elle peut tourner… laissez-le jouer là-bas… il s’occupera bien là-bas… il n’a qu’à s’asseoir et finir mon article.

 

Suite du recueil

 



[1] Ernő Szép (1884-1953). Écrivain hongrois, poète, romancier, journaliste.