Frigyes Karinthy :  "Ô, aimable lecteur" (objet)

 

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Stylo

Maintenant je m’assois, je me mets à écrire, et à cette fin je sors mon stylo. J’accomplis cette action d’un certain geste léger et satisfait qui contient, non pas consciemment mais inconsciemment, toute une armée de pensées secondaires agréables, telles que celles-ci : la vie n’est pas une chose si mauvaise en réalité, même si, comme le dit Leibniz, ce n’est pas la meilleure institution dans le meilleur des mondes, mais l’absence de la joie ne signifie pas forcément non plus la présence de la souffrance. D’un autre côté s’il est vrai que l’espèce humaine n’a pas beaucoup progressé en matière de vertu et de morale, un certain progrès est toutefois indéniable, même s’il n’est pas général mais seulement partiel, et s’il en est ainsi, faisons au moins bonne figure et réjouissons-nous d’appartenir sous certains aspects à la partie qui jouit des avantages de ce progrès partiel. Ajoutons qu’un de mes lointains homonymes, Kazinczy[1], fut contraint d’écrire en prison Mémoires de ma carrière avec son propre sang, eh oui, bref ce stylo est quand même une merveilleuse institution et, toutes proportions gardées, son usage est aussi élégant et aristocratique que lorsque par exemple certains utilisent une automobile à la place de leurs jambes.

Voilà, on tourne doucement le capuchon, légèrement, tout en tenant le stylo haut dressé, en raison de sa construction qui veut que tenu dressé il ne puisse en aucun cas perdre son encre, et haut pour que ça ne coule pas sur mon gilet si ça pisse quand même. Voilà, comme la vis tourne aisément, comme dans l’huile – oh, oh, ça ne tourne pas précisément dans de l’huile mais bien dans de l’encre : un peu d’encre a coulé dans le pas de vis, c’est bien dommage mais on ne peut pas lui en vouloir vraiment, elle devait bien trouver un écoulement quelque part cette encre, n’est-ce pas ? Évidemment comme ça, on ne peut plus le prendre à la main mais ça ne fait rien on va gentiment l’essuyer un peu, prudemment – avec quoi au fait, euh… avec un petit bout de papier, un petit buvard, non ça ne convient pas parce que c’est trop rigide et le pas de vis est trop étroit, trop fin ; que voulez-vous, c’est un objet minutieux, raffiné, un tel stylo, alors peut-être avec un mouchoir, avec celui-ci, je n’en aurai plus besoin de toute façon, j’ai toujours tellement détesté les mouchoirs, quelle idée de fabriquer des mouchoirs moches comme ça ?

Bon d’accord, on n’aurait pas idée de la quantité d’encre qu’il peut y avoir dans ces pas de vis, mais là ça va, il est enfin redevenu propre, noir net – bon, alors je dévisse de nouveau, aïe, j’ai failli oublier qu’il faut nettoyer aussi la pièce femelle, puisque nécessairement elle est également pleine d’encre si la partie papa, elle, l’est ; bien sûr elles se sont contaminées dans l’intimité de leur couple, ha, ha, ha c’est drôle, quelle bonne blague, je tiens enfin mon sujet pour écrire avec ce stylo dès que je l’aurai torché ; j’aurais besoin pour ça d’un objet étroit mais mou qu’on peut presser dans les rainures de façon qu’il ne raye pas ce noble matériau.

Ça y est, c’est fait aussi, alors maintenant voyez-vous, il faut retirer par en dessous cette petite pièce détachable, hop là, na ! Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui gargouille… ou j’imagine seulement des choses ? Comme si j’avais entendu des glouglous… c’est qui ? C’est   quoi ? Ah bon… tourne-toi et dors… ce n’est que le vent qui frappe aux carreaux… ou peut-être des âmes lointaines qui soupirent… des vies qui râlent,  agonisantes… ?! Possible, possible, roi Édouard… cependant, eh, nom d’un chien, cette fois j’ai clairement entendu des gargouillis… non, il ne s’agit plus d’imagination… quelque chose ou quelqu’un gargouille bien ici… eh ! vous !… ouvrez la porte… ha ! ha ! sus ! à l’assaut ! sifflets ! tambours ! musique ! sonnent les clairons !… le gargouillis s’intensifie… ça gargouille de mille gorges… la malédiction tonne à mes oreilles… ha ! ha ! ha ! (Il sombre dans la folie).

Parce que de quoi s’agit-il. Parce qu’il s’agit du fait que ce petit bidule ici en bas, ce petit truc, est parti, et maintenant l’encre dégouline lentement, elle doit dégouliner depuis de longues minutes sans que je m’en sois aperçu, vu que mes deux mains sont déjà pleines d’encre.

Encre noire – sang noir – elle est comme le sang. L’encre est comme le sang, et le sang est comme l’encre. Le monde n’est qu’impressions. Et la poésie est belle, oui, et belles les métaphores, et l’homme aime les métaphores… Petit garçon, déjà je m’étonnais qu’on dise : ce lard est aussi délicieux que des amandes –pourquoi ne mange-t-on pas plutôt des amandes, alors ? Et des lèvres d’une jeune fille, pourquoi dit-on qu’elles sont douces comme le miel ? – du miel, on peut déjà en avoir pour un quart de couronne, tandis que les lèvres de jeunes filles coûtent bien plus cher que ça. Apparemment les choses ne plaisent pas aux hommes telles qu’elles sont, et pour y trouver quand même du plaisir, il leur faut les comparer à quelque chose d’autre qui n’est pas présent, d’où l’on peut inférer qu’en réalité cette autre chose ne vaut rien non plus.

Parce qu’en réalité rien ne vaut rien, c’est ça la vérité, et rien ne sert à ce pourquoi cela a été fabriqué ; mais ne soyons pas pessimistes, sachons nous réjouir de façon désintéressée, comme nous nous réjouissons d’une petite fleur qui ne sert à rien, sinon à offrir une vue agréable et rafraîchissante à nos yeux. Pourquoi donc m’étais-je mis en tête de me réjouir de ce stylo parce qu’on peut écrire avec ? Si j’avais été plus modeste et si je l’avais simplement regardé comme une petite fleur qu’on risque de tuer si on l’assaille de son appétit vorace, quelles jolies métaphores j’aurais pu élaborer à ce propos, je l’aurais appelé papillon noir, svelte tour d’ivoire regardant vers Damas, et j’aurais pu les mettre par écrit ces belles métaphores… j’aurais pu les écrire… oui, mais avec quoi ? Au fait, j’y pense, j’aurais une invention prodigieuse qu’il faudrait breveter. Je la recommande à l’attention des personnes compétentes : je songe à un stylo dont la tige ne serait pas creuse mais pleine et qui porterait à son extrémité une plume d’acier et, vous me suivez ? Pour écrire avec, on la tremperait dans un récipient préparé pour cela, il contiendrait de l’encre, et dès que la plume serait sèche on la retremperait. Je m’étonne que personne n’y ait encore pensé.

 

Suite du recueil

 



[1] Ferenc Kazinczy (1759-1831). Avocat, notaire. Emprisonné sept ans à la suite de sa participation à la conspiration jacobine de 1793.