Frigyes Karinthy :  "Ô, aimable lecteur" (objet)

 

 

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Le suicide de Monsieur nerveux

Bon, bon, bon, se dit Monsieur Nerveux en prenant bien garde de faire un pas du pied gauche à chaque “ bon ”, et de marcher sur une pierre sur deux de la bordure de trottoir, bon, bon, bon, donc il ne peut pas en être question. Pendant trois semaines j’étais sûr que c’était possible, j’ai tout fait comme si c’était déjà acquis, et j’ai censuré chacune de mes idées en me disant d’attendre que la chose se fasse. Alors que faire, alors il faudrait inventer quelque chose d’autre, bon, allons-y, inventons quelque chose d’autre.

Bon alors, bon alors, bon alors, se dit Monsieur Nerveux, puis il remarque qu’il a dit “ bon alors ” trois fois de suite, or le nombre trois lui porte malheur, par conséquent il ajoute vite “ bon alors ” une quatrième fois. Il faudrait inventer, d’accord, mais à quoi bon inventer, plus tard, attendons que cette chose soit faite. Ah oui, au fait, elle ne se fera pas.

Elle ne se fera pas ? Mais c’est terrible, c’est insupportable. Alors que faire ? Non seulement la chose ne se fera pas, mais il lui est impossible de penser à autre chose, parce qu’il s’est déjà fait à l’idée que la chose se ferait. C’est épouvantable. C’est dégoûtant. Toute réflexion là-dessus est impossible, il a déjà vécu un cas similaire une fois, voilà bien des années, il s’était senti alors tout aussi dégoûté, il avait déjà songé à se suicider, mais alors seulement juste comme ça, accessoirement.

Tss, tss, tss, siffle Monsieur Nerveux, et il s’enfonce les ongles dans la paume de la main, passons, passons, à autre chose, à quelque chose de plus intelligent, d’agréable. Par exemple à ce truc, comment c’était déjà, quand il est monté chez Monsieur. Chez Monsieur l’accueil a été vraiment agréable, Monsieur l’a fait asseoir, Monsieur lui a offert une cigarette, ils ont discuté sans contrainte ni embarras, lui, il s’est même adossé, il tenait sa cigarette entre deux doigts, légèrement et faisait comme si c’était tout naturel. Oui, c’était très bien fait, d’accord, d’accord, mais il y a eu pourtant une ânerie… Ah, ah, quand Monsieur a demandé pour la saveur, et lui, il a compris qu’il parlait de lui-même, Monsieur Nerveux, et il a voulu faire de l’esprit et il a répondu que… Pfft, pfft, quelle bévue, Monsieur a fait un sourire gêné et il a dit :  « Pardon, sans doute, mais ce n’est pas à vous que je pensais… » ; alors, lui, il s’est mis à parler très, très vite, et il a essayé d’arranger ça en faisant de l’esprit, mais rien de bon n’en est sorti… Pfft, comme c’est détestable, beubeubeubeulalala

Monsieur Nerveux rougit, s’arrête brusquement, il regarde avec un air de défi le passant qui vient en face. Na !! – dit-il, presque à haute voix… - et puis après, dit-il, ça vous regarde ? Parfaitement, ce n’est pas comme ça, dit-il tout à fait à haute voix.

Oui… Monsieur a également remarqué la gaffe et il s’est tu… Pfft, c’est dégoûtant, parlons vite d’autre chose… lalalala

Monsieur Nerveux tambourine et dit tout à fait à haute voix, rouge jusqu’aux oreilles : «  parlons d’autre chose » ; quelques personnes se retournent. Alors il presse le pas.

Lalala… pense-t-il. Pensons à autre chose. Ça ne marche pas. Terrible. Il n’y montera plus jamais. Rien à faire. Pfft, quelle ânerie. Boum, boum. Comment ça, boum ? Oui, bien sûr, le revolver. Il se tirera une balle dans la tête, parce que cette bévue, on ne peut pas la digérer.

Oui, il va se tirer une balle dans la tête. Ça le calme un peu. Oui, il est temps. Tout va mal de toute façon, cette chose-là non plus ne s’est pas arrangée, et lui, il en a par-dessus la tête… toutes ces misères l’ont assez fait souffrir… il y a trois ans aussi, il a déjà fait une bévue semblable… alors, déjà, il avait décidé de se tirer une balle dans la tête. Il ne comprend vraiment pas pourquoi il a attendu si longtemps. Boum, et tout est fini. Il ne faut plus y penser.

Comme c’est simple, il n’y a qu’à poser le revolver sur le front et actionner la détente. Une détonation et c’est fini… Boum, et voilà.

Pendant qu’il pense tout cela, il rencontre un ami. – Monsieur Nerveux ! Comment vas-tu ? – Merci, dit-il en riant – et ils se secouent la main. – Boum, et voilà, tu vois ? – Quoi, boum, tu es encore distrait ? – Pas du tout, je voulais seulement te dire, vois-tu, que l’important c’est le boum. Bon, salut.

Je l’ai bien eu, pense-t-il satisfait en continuant son chemin. C’est un gentil garçon, mais pourquoi est-il toujours de bonne humeur ? Dans l’avenir je le prendrai autrement. De quoi il s’agissait déjà ? À quoi je pensais ? Ah oui, j’y suis, au suicide…

Monsieur Nerveux passe devant un café, de la musique filtre de l’intérieur.

Tralalala… pense-t-il… qu’est-ce que c’est déjà ? Ah oui, cette valse italienne… une charmante mélodie… bonne, à quoi je pensais ?

Tralala… tarara… l’important c’est le suicide… Je me tirerai une balle dans la tête… quelle petite mélodie charmante, envoûtante…

Lallala… l’important c’est le suicide…

Lallala… un joli petit suicide…

Trarara… passons au suicide…

Trarara… passons, passons, lalala

Monsieur Nerveux fredonne gaiement la valse en cheminant.

 

Suite du recueil