Frigyes
Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (objet)
Mon dernier mot sur
Je vous ai raconté l’autre jour un
beau rêve, dans lequel je causais avec le jeune pêcheur, canotant
dans les flots du houleux Balaton, et dans lequel il est apparu sans nul doute
que le jeune pêcheur s’y sentait plutôt bien, ses affaires
marchaient au mieux, donc… mais je ne vais pas de nouveau raconter toute
l’histoire, vous n’avez qu’à me relire ou la
réécrire vous-même. L’affaire a eu une suite,
j’ai reçu une lettre par le courrier de ce matin ; le signataire
se présentant comme le "Jeune pêcheur du Balaton" y
rectifie courtoisement mes quelques erreurs. Il dit qu’il a confié
sa lettre à un pêcheur de ses connaissances, ne pouvant pas la
poster lui-même et que je comprendrai tout de suite pourquoi. Il est
inexact qu’il ait tiré profit de son chagrin comme je
l’avais soupçonné dans mon rêve, et ainsi de suite.
Il me demande de n’en parler à personne (il en sera ainsi, je
n’ai pas l’habitude de divulguer les secrets qui m’ont
été confiés, surtout si je peux les écrire pour de
l’argent !), lui-même me dirait quelle est la raison pour
laquelle il reste là-bas immobilisé au large et il n’ose
pas débarquer. Voici les faits. Il ne possède pas personnellement
de barque de pêche, il en a donc loué une à la petite
station balnéaire de "Coup de Fusil sur Balaton", au tarif de
quarante kreutzers l’heure (en ce temps-là on comptait encore en
kreutzers), en réalité il n’était pas pêcheur
mais client de la station sous le nom de Grünfeld,
attention, je ne dois le dire à personne (Entendu, entendu, c’est
une affaire réglée.) Bref, il était client, il a
loué un canot pour quarante et il s’est mis à voguer vers
la presqu’île de Tihany. Une brusque tempête s’est
élevée, elle l’a poussé toujours plus loin, malgré
ses efforts il n’a pas réussi à regagner
Ainsi erra de place en place Grünfeld, le client de jadis : aujourd’hui
devenu pêcheur légendaire du Balaton. Où qu’il
voulût accoster, partout de nouvelles stations balnéaires avaient
poussé de terre, tandis que lui, terrifié, comptait
mentalement : combien de fois le soleil s’était levé
et combien de fois il s’était couché, et combien de fois
quarante kreutzers il avait canoté depuis le temps. Un jour il fut
informé par des pêcheurs côtiers qu’on ne comptait
plus en kreutzers mais en fillérs ; depuis ce jour-là il
perdit complètement le fil et se résignant à son destin il
cessa de compter : ainsi, même ses cinquante-six kreutzers avaient
perdu leur valeur, il ne pourrait même plus payer désormais la
première heure. Des années passèrent, les pêcheurs
croisaient fréquemment le vieux Grünfeld
à barbe blanche – mais je dois garder son secret pour
toujours (je serai muet comme une tombe : si on veut bien ne pas tenir
compte du grincement de ma plume) – je ne dois en parler à
personne, il serait de toute façon trop tard pour y remédier, il
doit au moins cinquante mille forints au garçon de cabine,
l’état ne paiera sûrement pas une pareille somme à sa
place, il a déjà fort à faire pour régler les
dettes des comédiennes. Quant à lui, il sent qu’il mourra
ici sur l’eau, qu’il emportera son secret au sein des flots, je
suis le seul homme à qui il a tout dit, et il me demande encore une
fois, pour la dernière fois, d’enterrer son triste sort dans ma
mémoire comme on y enfouit un souvenir douloureux.
Les larmes aux yeux j’ai juré
de satisfaire sa demande, et par les présentes lignes j’ai
l’honneur de taire l’histoire digne d’être la
légende du pêcheur du Balaton.