Frigyes
Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (temps
héroïques)
nouvelle genÈse
Et à la fin la multitude se
raréfia au cours de guerres épouvantables : nombreux avaient
péri les hommes, et avaient péri les femmes, et les humains
étaient devenus moins nombreux.
Et Valdemar Psylander[1] avait joué le rôle-titre du
drame de mille mètres intitulé "Temps Fatals".
Et ceux qui avaient survécu se
déclarèrent de nouveau la guerre les uns aux autres, et la tuerie
n’avait pas cessé comme il est écrit dans les Visions de
Jean.
Et Valdemar Psylander avait joué le
drame de quatre mille mètres intitulé "Beauté
Virile".
Et l’espèce humaine courait
à la ruine, il n’en restait que de rares spécimens et ces
derniers continuèrent de s’entre-déchirer et de se
massacrer, jusqu’à ce que tout se tût – et Valdemar
Psylander avait joué le rôle principal dans "Corps
endiablé".
Finalement ne restèrent que deux
humains, Adam et Ève, qui avaient vécu un temps dans la paix
jusqu’au jour où Adam prétendit que le coin sud-est de
l’Éden avec les parties rattachées et avec l’Albanie
lui appartenait en réalité, vu qu’un jour il avait
passé par là, alors qu’Ève se voulait les
mêmes parties avec acharnement, disant "parce que". Dans
l’impossibilité de se mettre d’accord, Adam envoya un
ultimatum à Ève, il y eut déclaration de guerre, et ils se
mangèrent l’un l’autre.
Et la terre devint désert et
l’obscurité ondula au-dessus des océans.
Et alors le Saint-Esprit descendit sur la
Terre, et regardant autour de lui, il vit des animaux et des insectes
vagabonder çà et là, mais il n’y avait pas
d’autres êtres vivants, sinon Valdemar Psylander.
Valdemar Psylander était le seul
être en ce temps-là, et des films fleuves, longs de plusieurs
milliers de mètres coulaient parmi les champs, et Valdemar Psylander
canotait paisiblement dans ces films pendant que de là-haut la Nordisk
Film Kompagni[2] lui envoyait ses encouragements
bienveillants.
Et au moment où le Saint-Esprit
était arrivé sur la Terre, il régnait alors une grande
chaleur, dans les champs déserts fanaient languissamment les arbres
cinématographiques dont pendait bien mûr l’abondant film
Psylander, dans les lits abandonnés ondoyaient de rafraîchissants
films Psylander, et les gentils animaux des prairies broutaient
allègrement le film croustillant. Je le répète, la Terre
était déserte, aucun homme ne vivait dessus au moment de la venue
du Saint-Esprit, on y donnait justement "Amour coupable" dans laquelle
Psylander jouait la création du monde. Le Saint-Esprit
s’étant fortement ennuyé, y entra pour regarder cette
image-là. Il la regarda durant six jours, mais comme ce
n’était toujours pas terminé, il se sentit un peu las et
décida de se reposer le septième jour. Bien sûr
c’était facile à dire, Valdemar Psylander, lui, ne voulait
pas se reposer, il déclara qu’il jouait aussi, lui, le dimanche et
qu’il en restait encore mille huit cents mètres.
Alors le Saint-Esprit décida de
créer l’homme sur le modèle de l’image
cinématographique, de guetter les formes mouvantes de l’image et
de les copier, dans l’espoir que ces êtres créés sur
le modèle de l’image mobile seraient capables de bouger de la
même façon et qui plus est cela lui permettrait d’économiser
l’appareil de projection et l’écran.
Il se mit à travailler. À
partir d’argile et d’autres matériaux bon marché il
confectionna des figurines sur le modèle de Valdemar Psylander et les
appela Comédiens, ou autrement dit Cinécopieurs. De l’arbre
phonographe il arracha un beau phonographe bien mûr et il le mit dans le
ventre du comédien ainsi fabriqué. Au début bien sûr
ce fut un peu laborieux, le comédien avait du mal à bouger, ne
savait pas très bien parler, il était passablement carré
et rigide, mais petit à petit il perça le secret de sa
mère, la cinématographie, et il se perfectionna progressivement,
et il finit par bouger assez correctement. Le Saint-Esprit l’avait bien
dressé : quand il voulait qu’il bouge, il moulinait
l’air de sa main comme s’il tournait la manivelle d’un
appareil de projection en y ajoutant un bruit de vrombissement, et ainsi fut
achevé le premier homme, un véritable et vivant Valdemar
Psylander. Le Saint-Esprit annonça son invention à Nordisk-Film
en soulignant l’opportunité d’économiser
quantité d’écrans et d’appareils de projection. La
Nordisk-Film ne souleva qu’une seule objection, à savoir que ce
Psylander imparfait ne pouvait apparaître qu’à un seul
endroit à la fois ; par contre il est vrai qu’on pouvait le
multiplier de façon illimitée.
Toute cette histoire a été
rêvée par Madame Andacht au troisième rang à droite,
pendant la projection de "Prises de Vues sur le Champ de
Bataille" : attendant avec impatience le film de Psylander
annoncé au programme, elle s’était assoupie un petit quart
d’heure.