Frigyes
Karinthy : Recueil "Ô, aimable lecteur"
(souvenirs)
Mon pÈre
Pendant trente ans,
mon père est parti au bureau à huit heures ; il rentrait
déjeuner à une heure exactement ; il repartait à
trois heures, et à huit heures il rentrait à la maison pour
dîner. Il nous faisait lever à sept heures, nous devions prendre
un bain froid ; nous prenions le petit-déjeuner ensemble à
la grande table de la salle à manger ; il examinait nos emplois du
temps et si nos livres étaient bien rangés. On se
réunissait à midi, il fallait dire qui avait été
interrogé en classe et en quoi, où on en était et de quoi
on avait besoin pour le lendemain. Le calendrier des menus des déjeuners
et des dîners était affiché une semaine à
l’avance ainsi que la liste de nos lectures du soir ; chaque jour
nous nous exercions à converser dans une autre langue
étrangère, il y avait des jours allemands, des jours
français et des jours anglais. Après dîner c’est
lui-même qui nous faisait des lectures en version originale, des
classiques, en étayant l’accent tonique par de larges
gestes : nous traduisions et expliquions les textes, la légende de
Roland, Wilhelm Meister et le Vicaire de Wakefield[1]. Nous faisions aussi de la gymnastique,
selon le système Müller. C’est ainsi qu’ont
passé mes années d’apprentissage, jour après jour,
depuis la mort de ma mère, c’est-à-dire mon âge de
six ans, l’été, nous le passions à Szentendre. Mon père ne nous rejoignait que le
dimanche, il descendait avec le train de banlieue, nous nous promenions sur la
rive du Danube, nous traversions en radeau vers l’île d’en
face où nous apprenions à nager et à ramer, nous faisions
des excursions à Izbég, à
Leányfalu ou encore à la source glacée de Staravoda. Si aujourd’hui on me demandait tout
à coup un souvenir de ce temps-là d’une conversation
particulière avec mon père, je serais embarrassé, rien ne
me viendrait à l’esprit.
Ou plutôt – une quand
même.
J’avais quatorze ans. Je rentrais
lentement à la maison après un cours particulier (une
leçon de violon, je crois), le long de l’Avenue Kerepesi. Et là, de façon inattendue,
j’ai rencontré mon père.
La première fois de ma vie.
C’était la première
fois que nous nous croisions par hasard, à un moment inattendu et
indéfini, en un lieu étranger, dans la rue, parmi une multitude
désordonnée, tourbillonnant, de passants pressés, des gens
qui se poussaient ou qui s’évitaient, des gens mis ensemble
par le hasard fortuit, des gens
indifférents et étrangers.
Il venait en face.
C’est moi qui l’ai reconnu, il
ne m’aurait même pas remarqué. On s’est
arrêté, il était manifestement surpris. Peut-être
même un peu gêné, il a dû réfléchir pour
trouver quoi me dire.
- D’où viens-tu ?
- De la leçon de violon. Je
vais monter chez oncle Károly.
- Ah bon.
Il réfléchit une minute.
- Eh bien… ça va à
l’école ? – me demanda-t-il.
Cela me fit un effet bizarre,
c’était la première fois que je l’entendais parler de
façon inutile, conventionnelle, puisqu’il connaissait bien ma
scolarité.
- Merci – ai-je répondu
bêtement. Et à la minute même je fus envahi d’un
sentiment désagréable – pendant que des gens allaient et
venaient autour de nous ; je trouvais mon père moins grand
qu’il n’était dans ma pensée. Nous restâmes
là encore une minute, puis mon père esquissa un sourire brusque,
étrange, gauche.
- Tu as grandi – dit-il en
hochant la tête, en me donnant de petites tapes sur les joues. –
Les vacances t’ont fait du bien. Alors à ce soir.
Il m’avait vu trois heures auparavant
au déjeuner.