Frigyes
Karinthy :
"Ô, aimable lecteur" (Femme
et enfant)
La femme alla voir la Justice et lui dit :
- Je n’aime pas mon mari, je
veux divorcer, je demande qu’on veuille bien me séparer de lui.
La Justice était en train de
feuilleter les archives de jurisprudence et elle répondit
machinalement :
- À votre guise, c’est très simple. Vous
présentez une requête de divorce, alors nous invitons le mari
à faire savoir s’il y consent, et s’il y consent ça
tourne rond, nous vous séparons.
- Le problème est que mon mari
ne consent pas à divorcer, il n’y voit aucune raison, moi seule
j’ai une raison, c’est que je ne l’aime pas.
- Ça, ce n’est pas une
raison. Pourquoi ne l’aimez-vous pas ?
- Je l’ignore
complètement, pourquoi je ne l’aime pas, probablement parce que je
le déteste.
La Justice feuilleta dans la jurisprudence
mais elle ne trouva aucune instruction sur un tel cas.
- Eh bien, ce n’est pas
possible. Dans ce cas nous ne vous séparons pas. Il ne peut y avoir que
deux cas : ou le mari consent au divorce, ou vous-même êtes en
mesure de citer une cause que la loi accepte comme cause de divorce. Votre mari
boit-il, est-ce la raison qui vous empêche de l’aimer ?
- Il ne boit pas. Pourtant je ne
l’aime pas. Peut-être que s’il buvait je l’aimerais.
- Votre mari vous bat-il ?
- Il ne me bat pas. Pourtant je ne
l’aime pas. Peut-être que justement je l’aimerais s’il
me battait.
- N’arrive-t-il pas à
vous entretenir, c’est pourquoi vous ne l’aimez pas ?
- Il arrive à
m’entretenir, pourtant je ne l’aime pas.
- Alors voici le dernier et plus
important argument : votre mari n’est-il pas un homme à votre
égard ? Car si vous arrivez à prouver que votre époux
n’est pas un homme, la loi reconnaît que s’il n’est pas
un homme, il n’est pas un mari non plus et elle vous sépare.
- C’est un homme, et comment,
c’est justement ça que je n’aime pas en lui, que moi je ne
l’aime pas et lui, il veut quand même être un homme à
mon égard. S’il ne voulait pas être un homme à mon
égard je pourrais continuer à vivre près de lui,
même sans l’aimer. Si je suis venue voir la loi c’est pour
qu’elle empêche mon mari d’être un homme à mon égard.
- Alors là, il n’y a pas
de loi pour ça. Si madame pouvait affirmer que le mari de madame
n’est pas un homme, alors on pourrait peut-être faire quelque
chose.
- Seulement dans ce cas ?
- Seulement.
La femme réfléchit.
- Vous savez quoi ? Justement
j’y pense, il n’est pas un homme. Je dépose donc ma
requête en divorce au motif que mon mari n’est pas un homme, donc
il ne peut pas être un mari.
La Justice dressa le procès-verbal.
- Nous prenons acte qu’en vertu
de l’article de la loi numéro tant et tant, vous avez requis le
divorce contre votre mari. Nous allons entamer une procédure
d’enquête et nous vous aviserons du résultat.
La femme rentra chez elle et attendit.
Pendant ce temps la Justice alla voir le mari et lui dit :
- Votre femme prétend que vous
n’êtes pas un homme et veut divorcer pour ce motif. Que pouvez-vous
dire pour votre défense ?
- En voilà une histoire, je ne
suis pas un homme, moi !?
- Prouvez-le !
- Comment pourrais-je le prouver si ma
femme ne me permet pas de le prouver ? Elle me ferme sa porte.
La Justice réfléchit pendant
une minute.
- Nous ferons appel à un expert
en médecine.
L’expert en médecine
déclara qu’un homme ne peut prouver sa virilité
qu’envers une femme. Mais si la femme refuse de se soumettre et de servir
de cobaye à cette fin, la loi ne peut pas l’y contraindre. Que
faut-il faire ?
La Justice réfléchit pendant
trois jours puis elle comprit que l’unique moyen de régler ce
problème est pour la loi de commettre une femme à
l’égard de laquelle le mari pourra prouver son innocence par
rapport à la présomption qui fait l’objet de
l’accusation. Il était indispensable d’en faire la preuve et
c’était le seul moyen.
La loi commit donc une femme qui par
profession avait coutume d’assurer l’assistance légale dans
ce genre d’expertise, et devant la commission désignée le
mari fit la preuve de son innocence. Un procès-verbal fut dressé
qui, se référant au diagnostic médical annexé,
constata que l’accusation portée par l’épouse
était sans fondement étant donné que l’époux
était bel et bien viril, en conséquence de quoi, l’unique
motif cité dans la requête de divorce s’étant
avéré nul et non avenu, en vertu de l’article de la loi
adéquate il convenait de rejeter la requête. La femme devait
être dûment informée de ce résultat.
La femme s’arracha les cheveux, puis
elle mit dessus son plus beau chapeau et se dirigea vers les berges du Danube
afin de se jeter dans le fleuve. Dans la rue Lajos Kossuth elle rencontra
l’Avocat, elle lui vida son cœur à propos du mauvais tour que
lui avait joué la Justice.
L’Avocat réfléchit un
instant puis il dit :
- Attendons un peu avec cette noyade.
On va formuler une nouvelle requête en divorce.
- Pour quel motif ? Mon mari ne
boit pas, ne me bat pas, peut m‘entretenir et il est viril. La Justice ne
connaît pas d’autre motif.
- Bien sûr que si !
L’adultère. Votre époux a commis l’adultère et
la loi elle-même en a dressé le procès-verbal à
charge. Filez-moi donc ce petit document !
Sur le champ ils rédigèrent
la requête en divorce et, se référant à la loi
prévue à cet effet, la Justice sépara immédiatement
la femme d’avec son mari au motif qu’il était
adultère.
[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"