Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
le tyran et le poÈte
Décembre
1916.
Le tyran :
Ce n'est pas ainsi que je t'ai imaginé, mon ami. Je te voyais le front
battu de mèches blondes et la tête ornée d'une couronne
d'églantines. J'attendais une cape, et dans ta main un instrument de
musique. Je croyais que tu dirais bonjour en vers.
Le
poète : Je ne joue pas de musique. En
été je fais raser ma tête parce que c'est sain. Ces
derniers temps je ne rime plus ; je travaille à un ouvrage
scientifique de longue portée, je passe beaucoup de temps au laboratoire
– je suis en train de chercher les nouvelles lois de la réfraction
de la lumière. C'est pourquoi je porte des lunettes. Mais laissons cela.
Tu m'as convié, me voici, que souhaites-tu ? Je te prie
d'être bref, j'ai beaucoup à faire.
Le
tyran : Je ne sais plus quoi te dire,
dois-je ou non te dire pourquoi je t'ai convié ? Vois-tu, je
t'attendais avec du vin et des fruits, de belles femmes allongées sur un
tapis parfumé languissent dans l'alcôve – parce que j'ai cru
comprendre dans tes poèmes que tu aimes tout cela autant que moi. Tu
aimes en outre la liberté – je l'aime aussi, mais tandis que pour
moi la liberté, celle que je cherche, celle dont je jouis est celle qui
concerne ma personne, toi, si j'ai bien compris, tu donnes au mot un sens
abstrait, théorique, général. C'est pourquoi je voulais te
rencontrer en tête à tête. J'avoue que j'avais l'idée
de te corrompre, te griser avec du vin et des femmes afin que, la tête
ivre, tu écrives une ode à ma gloire, à moi, bienfaiteur
du peuple. Mais je me sens désarçonné, je n'avais pas
prévu cela. En fait tu es un savant, tu en es déjà
à la recherche de la vérité – tu cherches les lois
de la vérité, bref tu veux éclairer le peuple – en
fait tu es un révolutionnaire de la pire espèce. Plutôt que
te commander une ode, je crois que je ferais mieux de te faire simplement
décapiter.
Le
poète : Comme tu voudras, mais je te
dis : décide-toi vite, car je n'ai pas le temps. Quant à tes
propos à mon sujet, tu te trompes. Je cherche vraiment la
vérité, mais sans être un révolutionnaire. Je ne
veux éclairer personne, je cherche seulement
Le
tyran : Mon cher poète, dans ce
cas tout va bien, nous sommes du même avis. Désormais je peux
parler puisque maintenant tu es de mon côté ! Toi aussi tu
méprises la foule imbécile, indigne du bonheur, et tu proclames
avec enthousiasme que seul l’individu a droit au bonheur – mais lui
sans limitation et jusqu’à la perfection : si le prix en est
de faire périr les masses, que la masse périsse – car le
but n’est pas de faire vivre tout le monde, mais de rendre parfaite et
pleine de joie la vie de ceux qui vivent. Tu vois, c’est ce que je veux,
c’est ce que je crois aussi. Viens, trinquons, saoule-toi de joie,
succombe à l’ivresse illimitée de la vie, de cette ivresse
d’autant plus grande que peu la partagent – plus elle
déborde, moins grand est le récipient dans lequel tu
Le
poète : Mais pourquoi veux-tu que dans
mon ode je te proclame le bienfaiteur du peuple ?
Le
tyran se gratte la tête : Eh bien, écoute, ça ne marche pas
autrement. C'est une sottise puisque je ne le suis pas, mais c’est comme
ça que ça marche. C'est autrefois que le tyran avouait
ouvertement ce qu'il est. Aujourd'hui ça ne marche plus. À la
minute même de faire l'aveu d'être un tyran et de consacrer le
peuple à mon bonheur personnel, ma tyrannie, pour ainsi dire, deviendrait
sans objet. Pour être tyran on doit s'imaginer que je suis un
bienfaiteur du peuple.
Le
poète : Mais alors je dois mentir.
Le
tyran : Tu dois mentir – dans
l'intérêt de la vérité. Toi-même tu as
déclaré que la tyrannie exprime la vérité
suprême.
Le
poète : Je suis incapable de
mentir.
Le
tyran ouvre de grands yeux : Tu es incapable de
mentir ?
Le
poète : Incapable. J'ai commencé
par dire que je considère la vérité comme le but et
le sens de la vie.
Le
tyran : N'est-ce pas la
beauté ? N'est-ce pas le bonheur ? Il me semble que tu viens
de dire…
Le
poète : En effet. Mais le mensonge
n'est pas beau. Et s'il n'est pas beau, il ne peut pas être bon.
Le
tyran : Le mensonge ! Puisque tu
connais la vérité, cela ne te suffit-il pas ?
Le
poète : Connaître la
vérité – sans la proclamer ? Tu oublies que je suis
poète. La vérité non dite, non exprimée, me
rendrait muet, or je ne sais pas mentir – et le mutisme me rendrait
malheureux.
Le
tyran effrayé : Mais si tu dis la
vérité, tu perds le bonheur, ce que tu as proclamé
être la suprême vérité !
Le
poète : J'attendrai que vienne le temps
où le tyran ne sera plus menteur ni méchant et le
révolutionnaire ne sera plus un imbécile.
Le
tyran soucieux : Et d'ici là ? D'ici
là ?!
Le
poète hausse les épaules, regarde vers la porte :
Puis-je partir ?