Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
Barabbas[1]
Janvier 1917.
Au
crépuscule du troisième jour, il advint qu’Il sortit par la
porte étroite du sépulcre et Il prit la route en silence. De
chaque côté, des ruines noirâtres et fumantes. C’est
en contrebas, au fond du fossé desséché qu’Il
rencontra le premier de ceux qui devant la maison de Pilate avaient crié
le nom de Barabbas. Celui-ci hurlait de sa langue noircie vers les nuages
rougeoyants.
Il
fit halte devant l’homme et dit doucement :
-
Me voici.
L’autre
leva le regard sur Lui et se mit à sangloter.
-
Oh, Rabbin ! Oh, Rabbin ! - sanglota-t-il.
Et
le Maître poursuivit doucement :
-
Ne pleure pas. Lève-toi et suis-moi. Car je retourne à
Jérusalem, devant la maison de Pilate et je demande une nouvelle loi
pour moi et pour vous qui avez choisi Barabbas et qui avez souffert par
Barabbas.
Alors
il advint que le misérable se redressa péniblement et saisit Ses
vêtements à Lui.
-
Maître ! – cria-t-il s’étouffant dans ses larmes
– oh, Maître, me voici ! Dis-moi, comment faire pour me
sauver ! Dis-moi ce que je dois faire ! Dis-moi ce que je dois
dire !
-
Rien – dit-Il doucement – simplement ce que tu aurais dû dire
il y a trois jours, lorsque Pilate s’arrêta sur le péristyle
et vous demanda : “ Lequel des deux dois-je libérer,
Barabbas, l’assassin, ou bien le Nazaréen ? ”
-
Oh, fou que je suis ! – cria le misérable en se frappant la
tête de des poings – oh, fou que je suis, moi qui ai crié
Barabbas ! Barabbas qui m’a réduit à mon état
présent !
-
C’est bien – poursuivit doucement le Maître – viens
maintenant avec moi devant la maison de Pilate, ne t’occupe de rien,
n’écoute rien que moi et quand je te ferai signe, crie de tout ton
cœur et de tous tes poumons : « le
Nazaréen ! » comme si tu criais : « ma
vie ! »
Et
l’autre le suivit.
Et
chemin faisant ils rencontrèrent un autre malheureux, à qui
Barabbas avait pris sa maison, et sa femme, et son enfant, et à qui il
avait fait crever les yeux. Et Il lui toucha doucement le front de sa main et
dit :
-
C’est moi. Suis-moi à Jérusalem et lorsque je te toucherai
de ma main, crie : « le Nazaréen ! »
comme si tu criais : « ma maison ! Mon enfant ! La
lumière de mes yeux ! »
Et
l’autre éclata en sanglots et le suivit.
Et
ils rencontrèrent encore un autre dont les mains et les pieds
étaient liés avec une corde et noués à son cou, et
lui-même avait été enfoncé par Barabbas le visage
vers le bas dans une fange abjecte parmi des poux et des reptiles. Et Il alla
à lui et lui détacha ses liens et dit :
-
Je te connais. Tu étais le poète qui clamait
l’envolée enthousiaste de l’âme. Suis-moi et quand je
te ferai signe, crie : « le Nazaréen ! »
comme si tu criais : « la liberté ! La
liberté de l’âme et de la pensée ! »
Et
l’autre lui baisa les sandales et Le supplia de ses yeux seuls car sa
bouche était encore emplie de boue.
Et
ainsi ils poursuivirent leur route et ils furent rejoints par de plus en plus
de paralysés, de boiteux, de misérables lépreux que
Barabbas avait ruinés. Et chacun d’eux, individuellement, battait
sa poitrine en sanglotant et Le suppliait de lui faire signe quand il faudrait
crier : « le Nazaréen ! » comme
s’ils criaient : « Paix ! Paix ! Paix sur la
terre ! »
Le
soir ils parvinrent à Jérusalem, devant la maison de Pilate.
Pilate était assis sous le péristyle consommant son dîner
avec Barabbas, l’assassin. Ils étaient assis là, gras et le
visage luisant, buvant des vins capiteux et mangeant des plats raffinés
dans de la vaisselle dorée : leur toge écarlate brillait au
loin.
Or
le Nazaréen à la tête de la multitude qui le suivait se
présenta devant le péristyle et levant Ses mains marquées
des stigmates, parla doucement :
-
La Pâque n’est pas encore passée, Pilate. La loi et la
coutume veulent qu’à Pâque tu libères un des
condamnés, selon la volonté du peuple. Le peuple souhaita
Barabbas et moi je fus crucifié ; mais je dus ressusciter des morts
car je vis que le peuple ne sait pas ce qu’il fait. Cette multitude
derrière moi a connu Barabbas et veut maintenant changer le
décret ; repose leur la question, comme il est inscrit dans le
livre de nos lois.
Alors
Pilate réfléchit, puis haussa les épaules et se
présentant sur le bord du péristyle, parcourut la multitude de
ses yeux étonnés et dit :
-
Qui voulez-vous donc que je libère, Barabbas ou le
Nazaréen ?
Et
alors Lui, Il leur fit signe.
Et
alors un tumulte s’éleva et la multitude se mit à gronder
comme le tonnerre. Et la multitude cria :
« Barabbas ! »
Et
ils se regardèrent les uns les autres avec terreur, parce que chacun
séparément avait crié : « le
Nazaréen ! »
Et
il advint que le Maître blêmit et en se retournant Il parcourut la
foule des yeux. Et séparément Il reconnut le visage de chacun,
mais dans la pénombre du soir, ces nombreux visages se fondirent en un
visage unique, une tête immense qui ricanait bêtement et
méchamment et insolemment à Sa face, ses yeux sanglants
clignèrent et de sa bouche suinta un jus nauséabond et de sa
gorge un hurlement rauque jaillit : « Barabbas ! »
comme si elle râlait : « Mort ! Mort !
Mort ! »
Alors
Pilate baissa les yeux , gêné, et Lui dit : « Tu
vois… ! »
Alors
Lui hocha la tête et grimpa doucement les marches, tendit ses mains vers
le bourreau afin qu’il les attachât.