Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
mots
Avril 1915.
…Et
alors, après la nuit d'insomnie, quand l'aube commença à
blanchir ma fenêtre un énorme homme nu apparut au bord de mon lit.
Les biceps gonflés, il serrait une lourde massue dans son poing. J'ai
jeté un coup d'œil à mon éphéméride et
un grand cri m'échappa.
- Premier mai ! C'est toi ?!
Il acquiesça calmement et dignement.
- Je suis en effet le Professeur
Premier Mai, Président en exercice de la Section Suède et Flandre
du Parti Social-Démocrate International. Je suis venu pour…
- Je sais ! - Ai-je crié
d'une voix rauque. - Pour prendre mon message, pour crier à ma place,
pour être ma gorge et mon poing, pour hurler en mon nom, enfin,
enfin…
- En effet, acquiesça-t-il,
d'ici je me rendrai directement à la séance de la Sous Division
Préparatoire de la Conférence Définissant la
Réorganisation Démocratique de la Fédération
Sociale Politique Internationale afin d'y…
- Afin d'y rapporter dans quel
état tu m'as trouvé, ce que j'ai bégayé, ce que
j'ai haleté…
- Très juste,
acquiesça-t-il pour la troisième fois, je suis venu pour
transmettre à la séance le message de votre conviction politique.
Très honoré Monsieur le
Président… Honorable Assemblée… Le Secrétariat
Fédéral… Heu, où ai-je mis l'annuaire
téléphonique ?… Des sociaux-démocrates des pays
neutres… Stockholm… Ma certitude… Ma certitude… Ma
conviction…
Il est indubitable… Il est indubitable
que les partis en guerre… Qu’un accord est souhaitable entre les
partis en guerre… Ceci est aussi souhaitable pour la
démocratisation de l'Europe… Mais il convient de tenir compte du
fait qu'une Europe centrale puissante et démocratique est la condition
nécessaire d'un équilibre qui, d'une part, garantirait à
propos des intentions impérialistes de l'Ouest… Et qui d'autre
part, à l'intérieur des cadres d'un organisme international,
pourrait s'élever contre le capitalisme américain, mais d'un
autre côté il faut penser que
cela n'est possible que si et quand et comme et alors… Par
conséquent il est évident qu'aujourd'hui nous n'avons pas encore
le droit de ne pas tenir compte de… Puisque la réalisation d'une
démocratie idéale… C’est pourquoi il vaut mieux
attendre la survenue de ces événements… En connaissance
desquels une rapide mais durable… Car pour parvenir à notre
objectif essentiel, nous sommes d'ores et déjà tenus de tenir
compte de certaines aspirations nationales…
Honorable Assemblée
Générale ! Respectable Conférence ! Très
honorée Sous Division ! Honorable Groupe ! Je n'ai pas de
conviction. Je suis incapable de résumer ma conviction en mots. Mais
pourquoi, pour l'amour de Dieu, je vous le demande humblement et tristement et
misérablement, pourquoi, au nom de quoi croyez-vous aussi fermement et
avec un sérieux aussi total que vous, vous en avez une ? Pourquoi
parlez-vous de Fédération Internationale,
d'Hégémonie, de Principe Ethnique - chaque fois exclusivement
d'institutions, de théories, de grands cadres, d’intrigues
élaborées, de prises de position - pourquoi ne parlez-vous pas
simplement et modestement de celui que nous connaissons tout de même un
peu parmi les facteurs inconnus du monde inconnu : de l'homme ?
Pourquoi vous croyez-vous capables de calculer la courbe du mouvement du Grand
Tout et qui plus est l'influencer - en
réalité vous ne connaissez même pas la nature des
particules ? Les Encyclopédistes, ces géants de l'esprit de
ce dix-huitième siècle qui fut le dernier à se
préoccuper de l'homme lui-même, dont vous reconnaissez que
jusqu'à présent ils sont parvenus le plus loin dans la
connaissance et la maturation de la loi : ils étaient heureux quand
ils arrivaient à découvrir la cause et le sens du moindre geste,
d'un sourire, d'une parole, d'un désir de l'homme - pourquoi voulez-vous
deviner la volonté de l'Humanité et de la Société,
tracer son chemin, désigner sa place ? Pourquoi ne vous
contentez-vous pas, pourquoi n'êtes-vous pas fiers d'être
simplement les porte-parole de sa douleur et de sa plainte ?
Assemblée
Générale ! Conférence ! Sous-Division !
Voici mon message, voici notre message à nous, muets et sourds et
aveugles, transmettez-le depuis notre profondeur à qui vous comptiez
parler : nous n'avons pas de conviction, nous n'avons pas d'yeux. Nous
n'avons que des sentiments, de notre gorge étranglée jaillissent
des sons inarticulés. Nous ignorons ce qu'il adviendra dans trente ans,
nous ne prévoyons pas de pouvoir définitivement mettre le monde
en ordre - nous ne savons pas si la démocratie nationale ou
l'évolution du socialisme international désignent ou non la
direction de l'éternelle paix universelle - mais ne prétendez pas
vous non plus le savoir avec certitude. La seule chose que nous savons, que
nous sentons, est que ça va mal, que ça pourrait difficilement
aller plus mal, qu'il y a urgence à y remédier, qu'il faut
d'abord regagner la rive à la nage avant de mettre des vêtements
secs, que la maison est en feu qu'il convient d'abord de l'éteindre
avant de chercher l'incendiaire.
Nous n'avons pas de mots et pas de
théories. La seule chose dont nous sommes convaincus est que nous avons
été appelés sur cette terre pour vivre et non pour mourir. Même la
guerre, elle ne s'est pas adressée à vous en paroles mais en
fracas, en explosions hurlantes, en rafales, en sifflements, en
crépitements et pourtant vous l'avez comprise. Ne cherchez donc pas inutilement
des mots exprimant des "convictions" - exprimez le son de la douleur
et même si c’est un cri dénué de sens, il ne sera pas
méconnaissable de même que dans la jungle le cri d'un
guépard blessé appelant sa compagne, à l'instar d'un
soldat blessé qui sans parole appelle à l'aide - de même
que les bruits des troncs d'arbres qui craquent dans la tempête.
Des voix - nous voulons entendre des voix -
pas des mots ! Vous, immondes menteurs, qui nous avez joués et
abusés, qui avez gâté l'honneur et le crédit des
mots - notre oreille a été abîmée et
dégoûtée du fourreau des mots détournés dont
quelqu'un a volé le noyau de vérité - plutôt que des
mots dictés, laissons enfin jaillir de notre gorge le bégaiement
du langage archaïque : des cris de joie, des gémissements de
douleur - afin que naissent des mots nouveaux auxquels on puisse de nouveau
croire.