Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
akim akimitch
Mai 1917.
Quand
on eut refermé la porte du train derrière lui, Nicolas Romanov
prit place dans le fauteuil
Voyons comment les choses se sont
passées. Le matin il avait encore passé les troupes en revue, les
unités étaient là en formation rigide, rectangulaire, il y
avait des gestes, des épées étincelaient au soleil, et la
cloche morne, immuable du ciel s'étendait par-dessus les champs, telle un képi bleu. Puis il était monté
dans un train, les wagons confortables serpentaient vers Petrograd. Dans une
des gares il était descendu pour prendre son petit-déjeuner.
Devant le train, se tenait Akim Akimitch – en une centaine d'exemplaires
– prosterné, touchant la terre de son front. Bonjour, Akim
Akimitch, avait-il dit et Akim Akimitch avait répondu avec
enthousiasme : Bonjour, petit Père. Puis il avait reçu une
espèce de délégation. Puis il avait signé des
lettres. Et vers les cinq heures ce Goutchkov[1]
et quelques autres étaient apparus dans son wagon… Il y a de cela
trois heures et on vient de lui faire savoir qu'il s'appelait Nicolas Romanov
et qu'on allait clore sa porte jusqu'à nouvel ordre.
Voyons comment les choses se sont
passées. Apparemment cela n'a pas dû commencer à la revue,
mais déjà un peu plus tôt. Peut-être encore à
Petrograd, ou même plus tôt quand il n'était qu'un petit
garçon. Ou peut-être son père et son grand-père
avaient-ils déjà raté quelque chose, avaient-ils fait
quelque chose précipitamment sans suffisamment réfléchir,
sans même bien comprendre, mais ils l'avaient fait. Et maintenant c'est
lui, Nicolas, qui devrait tout comprendre en une heure et arranger ce que les
autres n'ont pu ni comprendre ni arranger en plusieurs centaines
d'années. Il devrait le comprendre, et qui plus est
immédiatement, ce n'est pas qu'il pourrait changer quoi que ce soit,
mais il a l'impression que tout risque de s'embrouiller, de se bloquer
là-dedans, derrière son front – et ce serait encore pire
que de rester assis enfermé ici, et il ne serait plus petit Père
mais de nouveau un petit garçon, un vilain garnement qu'on a enfermé
derrière une porte.
Voyons comment les choses se sont
passées. Durant plusieurs centaines d'années, Akim Akimitch avait
des relations aussi naturelles et aussi inséparables avec son
grand-père, son père et lui-même, ceux qui étaient
des petits pères déjà au berceau, que les mains et les
pieds avec la tête. La tête donnait des ordres aux pieds et aux
mains, et les pieds et les mains ne demandaient pas à la tête
où elle les envoyait et pourquoi et si c'était bon pour eux. Ce
que disaient le petit père et le gouvernement, Akim Akimitch
l'exécutait, non parce qu'il reconnaissait le bien-fondé de la
décision, mais parce que c'était celle du petit père et du
gouvernement. Aux yeux d'Akim Akimitch c'était l'ordre aussi naturel des
choses que le fait que sur terre on marche et dans l'eau on nage, puisque ce
n'est pas possible autrement. L’obéissance due au petit
père et au gouvernement était pour Akim Akimitch
une loi de la nature au même titre qu'une pierre lâchée doit
tomber par terre. Que le petit père et le gouvernement sont plus
intelligents et plus sages que lui, Akim Akimitch, et qu'ils savent mieux
guider et conduire le pays, ce qu'est le pays et ce qu'est l'État et ce
que représentent les gens et les vies humaines, et que c'est le petit
père et le gouvernement qui savent ces choses le mieux, étaient
pour Akim Akimitch autant de certitudes que la graine du blé qui sait
mieux que nous quand elle doit germer et sortir de terre, tout comme la mort
qui sait mieux que nous quand elle doit venir nous chercher. Et si le petit
père disait que maintenant il fallait mourir, c'était aussi
sûr que si cela avait été dit par la mort elle-même
avec qui pourtant il n'y a pas lieu de discuter car elle est la sagesse
même.
Voyons comment les choses se sont
passées. Il fut un temps où les Akim Akimitch étaient
devenus très nombreux, ils étaient affamés, ils
traînaient, oisifs, dans les steppes et on pouvait craindre qu'ils ne se
mettent à réfléchir. Là où le bât
blesse, c'était qu'ils risquaient de se rendre compte rapidement que le
petit père et le gouvernement ne sont pas la vie et la mort, mais ils ne
font qu'usurper ces titres – et qu'il n'est pas si sûr que cela que
le petit père sache l'art de rendre un pays heureux et les gens
satisfaits, car ils ne sont ni heureux ni satisfaits. Alors on lui a
conseillé de donner une activité à Akim Akimitch pour
qu'il n'ait pas le temps de réfléchir, d'entreprendre une guerre
afin que, dans la fumée et le sang, Akim Akimitch sente de nouveau mieux
la puissance et la certitude que lui donnent le petit père et le
gouvernement. Il avait tout de suite senti que ce n'était pas
suffisamment bien pensé et réfléchi – mais à
première vue la solution paraissait claire et raisonnable. La guerre
renforce en effet le pouvoir du petit père – en tenue militaire.
La vie d’Akim Akimitch était encore plus
complètement dépendante du petit père et Akim Akimitch,
soldat, sentait encore mieux son destin entre les mains du petit père.
La guerre implique discipline et ordre et censure, en guerre il convient de
clamer encore plus fort que le petit père et le gouvernement savent tout
mieux et font tout au mieux.
Il a donc déclaré
la guerre et furent discipline et ordre et censure. Mais le petit père
avait oublié quelque chose. Il avait oublié que jusqu'à
nouvel ordre, pour faire la guerre il faut des parties ennemies et que le pays
hostile adverse a aussi son gouvernement et son roi. Si on pouvait mener des
guerres comme ça, sans ennemis, contre une quelconque puissance
inconnue, alors le calcul aurait pu marcher à merveille. Mais pour pouvoir
attaquer d'autres pays, il fallait faire croire à Akim Akimitch que ces
pays étaient méchants et haïssables. Or pour le faire il
fallait déclarer – et c'est là que ça n'allait plus
– que le petit père et le gouvernement de ces autres pays
n'étaient ni sages ni braves, mais de méchants tyrans qui
abusaient leurs peuples à des fins ignobles.
C'est là que le mal a
commencé. Akim Akimitch qui savait
jusque-là seulement que le petit père et le gouvernement
étaient l'ordre ultime du monde – qui prenait le petit père
et le gouvernement pour des notions abstraites, entendit de tous
côtés, de la bouche même du petit père ou de
déclarations officielles, qu'il existe des petits pères et des
gouvernements méchants et tyranniques et imbéciles. La censure et
la discipline qui d'un côté rendaient encore plus impossible
à Akim Akimitch de tenter de critiquer le petit père et le
gouvernement – d'un autre côté libéra et par
nécessité, incita la critique qui permettait de médire des
gouvernements hostiles. Ce dont jusque-là on ne pouvait même pas
rêver : ouvertement et librement critiquer,
condamner, mésestimer ce qu'on appelle gouvernement ou État
– tout devint possible et permis dès qu'il s'agissait d'un pays
ennemi.
Dans la bouche du petit
père, Akim Akimitch entendit dire qu'il existait des petits pères
et des gouvernements méchants et tyranniques – et il était
impossible à Akim Akimitch de ne pas admettre qu'ils existaient en effet
– ce qui revenait à dire : ils peuvent exister. Et ça, Akim Akimitch ne l'aurait jamais
pensé. Lorsque dans l'intérêt de la guerre on lui a permis
de disséquer librement la structure d'autres gouvernements et d'autres
États, de les critiquer, de les condamner – on avait oublié
que lorsque nous disséquons, jugeons et condamnons un quelconque
gouvernement ou régime, nous découvrons un peu Le Gouvernement et
Le Régime. De la pensée avouée, voire clamée qu'il existe des gouvernements
méchants, imbéciles et tyranniques, il n'y a qu'un pas
jusqu'à penser que s'ils existent, alors ils peuvent exister – et
encore un pas : si cela peut exister, alors peut-être…
Voyons donc, apparemment les
choses se sont passées comme ça. Il n'aurait pas fallu
médire et calomnier d'autres gouvernements devant Akim Akimitch –
car la foi d’Akim Akimitch en le symbole
abstrait de l'institution de L'Éternel Petit Père en a
été ébranlée : la calomnie est retombée
sur le calomniateur. Voyons donc, médita Nicolas Romanov, c'est ainsi
que les choses se sont passées. Nous lui avons permis de critiquer
d'autres gouvernements – et lui, il a connu Le Gouvernement – or Le
Gouvernement c'est moi. Il l'a connu, il n'en a plus eu peur et il l'a
chassé. Que pouvais-je y faire ? C'est la seule façon de
mener une guerre – alors mon erreur a été de faire la guerre,
la guerre est une arme à double tranchant – d'une part elle
opprime, d'autre part elle condense la vérité : c'est cette
vérité condensée qui a explosé et qui a fait sauter
mon palais.
La violence est l'arme du
mensonge. Gare au mensonge si dans sa situation désespérée
il emprunte l'arme de la vérité – dans sa main cette arme
se retourne, son nom est : Connaissance.
[1] Alexandre I.
Goutchkov (1983-1936). A fait signer son abdication à Nicolas II.
Ministre de la guerre après la révolution de février 1917.