Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
j'ai
osÉ rÉpondre
Décembre
1917.
Rien
à faire, je n'arrive pas à oublier, ça me revient de temps
à autre comme une petite démangeaison stupide et insignifiante
mais pénible – rien à faire, son souvenir revient toujours au
même endroit, renouvelé quelque part à la surface de mon
crâne. Allons, me dis-je, une sottise. Vite j'essaye de penser à
autre chose. Mais tout à coup je sens le sang me monter à
C'est pareil. Le mieux c'est de
l'écrire, peut-être pourrai-je clore la chose en moi et
j'arriverai à l'oublier. Je l'écris comme s'il s'agissait d'un
cas important ou au moins intéressant, ce qui n'est pas le cas, sinon
qu'il revient me trotter à l'esprit presque quotidiennement depuis trois
ans.
Voilà trois ans
j'étais simple soldat dans l'infanterie et un midi je descendais du
quartier du château. Fatigué, je me suis arrêté
à la station du bateau-bus et je suis resté pensif en regardant
l'eau. Alors deux officiers sont venus en face, un lieutenant et un
aumônier militaire – trois galons dorés sur la manche du
veston, ce qui correspond au grade de capitaine pour les non initiés.
J'ai salué les deux en même temps, croyant qu'ils étaient
ensemble. Mais non, le lieutenant s'est éloigné à pas
rapides. L'aumônier en revanche, le prêtre, serviteur du Christ, lui,
il s'est retourné. Il m'a apostrophé.
- Vous ne savez pas saluer ?
J'étais
médusé. Croyez-moi, cher lecteur, je vous donne ma parole
d'honneur, je le jure avec toute mon énergie, la gorge serrée, et
je l'ai déjà juré des centaines de fois depuis lors, seul,
debout sous le ciel bleu, je l'ai juré aux nuages, à l'espace
sourd et aux astres lointains, ma parole d'honneur, je jure que j'ai
salué. J'en ai besoin, je tiens passionnément à ce qu'on
me croie, à ce que me croient même les habitants de Mars, à
ce que me croient les siècles postérieurs qui me jugeront, je veux
que ciel et terre et enfer témoignent en ma faveur le jour du Jugement
Dernier quand il faudra rendre des comptes : j'ai salué. Et puisque le
prêtre, l'aumônier, le capitaine ne m'a pas cru, je l'ai
regardé, mes amis, dans les yeux, d'un regard franc et chaleureux.
- J'ai salué !
– ai-je répondu doucement, du fond du cœur.
- Non !! – dit
l'aumônier militaire.
- Cela vous a
peut-être échappé… - Je me suis lancé dans une
explication. Je voulais lui expliquer qu'il se pouvait qu'il ne l'ait pas
aperçu parce que j'avais salué simultanément lui et le
lieutenant.
Alors l'aumônier militaire
s'est approché de moi.
- Vous osez
répondre ?! – a-t-il hurlé. Et il me regardait en
face, et il attendait : est-ce que je reparlerais.
Mais je n'ai plus rien dit, je
l'ai seulement regardé dans les yeux – et il me regardait dans le
blanc des yeux, vaillamment et courageusement alors qu'il n'était pas
armé et j'étais flanqué d'une baïonnette. Il me
regardait dans le blanc des yeux sans me craindre – alors que cela ne
m'aurait rien coûté de reparler, au pire on m'aurait pendu, mais
j'avais la vérité derrière moi : j'avais salué
– alors que derrière lui s'alignaient l'État,
l'armée et l'ordre établi. Nous sommes restés ainsi l'un
en face de l'autre, de mornes casernes et des canons se dressaient au-dessus de
nos têtes… Il a maintenu son regard un moment, puis, voyant que
j'étais vaincu et humilié, que j'étais lâche et
minable car je ne voulais pas me laisser pendre, il s'est retourné et
m'a planté là.
Il est parti et je n'ai pas pu le
suivre, je n'ai pas pu lui demander humblement de me révéler son
nom pour garder au moins cela en souvenir. Le nom de monsieur l'aumônier,
le prêtre, le croyant, qui croit en la résurrection et en la
miséricorde de Dieu, mais qui ne voulait pas croire que moi j'avais
salué. Le nom de cet humble serviteur du Christ qui, se
référant au pouvoir derrière lui, m'a insulté, moi
qu'il ne connaissait pas, dont il ignorait tout, dont il ne pouvait pas savoir
si je ne suis pas un homme plus intelligent, plus vrai, meilleur que lui
– il savait seulement que j'étais sans défense et que je ne
pouvais pas l'insulter à mon tour car je risquais cent fois plus que
lui.
Je me suis fait insulter par
l'aumônier qui devait son existence à ce qu'il y a deux mille ans
le fils de Dieu est descendu sur Terre pour quelques années – je
me suis fait insulter par celui qui, par vocation, devrait croire au miracle,
il devrait croire que le Christ, s'il le veut, peut se faire homme et descendre
sur Terre – autrement dit, il ne pouvait pas être sûr que ce
simple soldat qui se trouvait devant lui ne fût pas par hasard le Christ,
car s'il lui arrivait de descendre parmi nous, il est plus probable qu'il
prendrait l'image d'un simple soldat que celle d'un capitaine. Je me suis fait
insulter comme le crucifié s'est fait insulter par les lances des
mercenaires, car il avait des clous dans les pieds et dans les mains, il ne
pouvait et ne voulait pas se défendre, il voulait simplement que l'on
croie sa parole.
J'ai pardonné le capitaine
aumônier depuis longtemps. Cependant j'aimerais savoir qui il
était, j'aimerais bien le revoir. J'aimerais bien lui demander que ce
soit lui qui m'administre l'extrême-onction, qu'à lui je puisse me
confesser à ma dernière heure et jurer "sur la profondeur du
caveau de Pâque" comme disait Frigyes Adler, que j’avais
raison alors et j'avais le droit d'oser répondre. Et lui expliquer que
les hommes n'ont rien d'autre que le droit d'oser répondre,
répondre même quand on leur a déjà coupé les
pieds et lié les mains. Lui expliquer qu'on doit absolument laisser le
droit de répondre parce que dans la parole siègent le Verbe et la
Vérité, même s'il n'y a rien d'autre. Lui expliquer que le
Verbe et la Vérité, s'ils sont refoulés dans la gorge, ils
deviennent mauvais, et ce qui était destiné à être
doux et beau, un hymne à l'amitié, risque de se transformer en
juron et médisance acerbe.
Monsieur l'aumônier, ne
connaissez-vous pas l'histoire du pêcheur et du génie des Mille et Une Nuits ? Le
génie a langui mille ans enfermé dans une bouteille au fond de la
mer ; au bout de cent ans il a dit : je donne deux pays et cent
millions de drachmes à celui qui me délivrera de ma
captivité. Cent nouvelles années passent et le génie a dit :
je donne trois pays et mille millions de drachmes à mon
libérateur. Mais personne n'est venu, et encore cent ans plus tard le
génie a dit : à la minute même de ma libération
je ferai couper la tête à mon libérateur.
Respectable Monsieur le capitaine
aumônier, respectable Monsieur Wilson, très Saint Père,
Pape de Rome ! Il serait temps de hâter un peu cette paix. Le
génie enfermé dans sa bouteille vous attend encore
peut-être avec des odes et vous offre des pays et des millions si vous le
libérez – mais demain, demain il pourrait être trop tard.