Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
livre de
lecture
Février
1915.
À la première page de mon
livre de lecture il y avait une gentille petite histoire sur une abeille
travailleuse, suivie d'une fable de La Fontaine sur la fourmi qui accumule de
la marchandise et la renchérit, je veux dire qu'elle économise.
À la page dix il s'agissait d'un oncle au grand cœur. Ensuite
c'était le tour d'un poème qui, je me rappelle, a
particulièrement attiré mon attention. Vous devez tous vous en
souvenir, son titre était "Balázs le preux". Le
poème récite l'histoire d'un Turc vantard nommé Koubat qui
gesticule avec son kandjar dans une bataille. Mais un courageux hongrois
nommé Balázs brandit son glaive sans mot dire et le frappe
à la tête si bien que le camarade Koubat s'écroule,
également sans mot dire. Je cite les deux derniers vers du
poème :
Les
membres énormes à ses pieds s'écroulent,
Balázs
suis, dit le preux à plaisir, et le foule.
Ce que je préférais
alors dans ce poème c'était l'expression "à
plaisir". Elle visualise si bien le visage, le corps du noble chevalier,
à l'instant de l'acte qui élève l'âme.
Le récit suivant a pour
héros un petit mendiant qui meurt de froid la nuit de Noël, mais le
Christ lui prend son âme et l'emporte au ciel. Venait ensuite le discours
sur la montagne, voyons, comment c'était déjà : aime
ton prochain comme toi-même, aime ton ennemi, rends-le bien à
celui qui te maudit, et s'il te jette la pierre, tends-lui du pain.
C'était aussi très beau. Venait ensuite un dithyrambe historique
tout feu et flamme à la gloire de Pál Kinizsi[1],
le héros national, dépeint avec un cadavre turc entre les dents,
un autre dans chaque main, et un certain nombre d'autres encore
accrochés à ses oreilles, en train de danser le menuet au
château de Kenyérmező[2] de glorieuse mémoire.
Cette lecture se terminait à la page vingt-neuf et il suffisait de
tourner la page pour arriver à la page trente où les lignes d'un
petit poème commençant par "Pendule, pendule, heure sur le
mur, entends-tu l'invite au bien ?" était tracé sur un
portrait bien réussi, facilement reconnaissable de mon ami Pál
Kinizsi. Après le "Pendule, pendule" venait un autre gentil
portrait de Titusz Dugovics[3],
puis enfin pour clôturer le recueil, une gentille petite prière du
soir dans laquelle l'élève recommande son âme au Dieu de
bonté et d'amour, lui demandant de veiller sur ses parents et ses
frères et sœurs, tout comme sur tous les humains, les gardant en
bonne santé, dans la paix et le bonheur, amen.
Il était comme ça
mon livre de lecture et apparemment il n'a pas fait de dégâts
– mais cela m'inquiète de savoir comment va être celui de
mon fils. Il aura bientôt l'âge d'aller à l'école et
qu'est-ce qui se passera si la pédagogie veut emboîter le pas des
événements ? Les personnages patriotiques de Balázs
le preux, Pál Kinizsi ou de Titusz Dugovics pâlissent quelque peu
au feu d'une mine qui saute – le chroniqueur des batailles
héroïques et victorieuses, s'il se met à écrire un
recueil de textes de ce type, il aura l'embarras du choix : par où
commencer, par quoi illustrer l'idée élevée de la gloire
combative devant les chères têtes blondes ? Doit-il raconter
les lacs Mazures[4]
où le génial esprit militaire a noyé quarante mille hommes
en une seule journée ? Doit-il raconter les bombes à gaz qui
ont fait tomber comme des mouches le féroce ennemi ? Ou l'avion qui
a fait pleuvoir le feu ? Notre ami Kinizsi n'est qu'un chétif
garçon tailleur par rapport au petit lieutenant calme et blême qui
d'une pression de son doigt délicat fait sauter des villages entiers
– qu'est-ce que c'est que quatre ou cinq Turcs par rapport aux centaines
de milliers de jambes et de bras qui gigotent en l'air ?
Je souhaiterais m'entretenir avec
le monsieur qui déjà est en train d'écrire quelque part le
livre de lecture pour mon fils. Discuter avec lui, écouter ses
arguments, savoir s'il est bien conscient de ce qu'il compte faire. Si son but
est d'enseigner et d'éduquer, il ne doit pas mentir – or le
personnage du héros moderne sacrifiant sa vie est un mensonge s'il ne le
présente pas dans le cadre où nous l'avons vu ; s'il ne
dessine pas à côté de lui un gras fournisseur des
armées, une grosse marchande qui fait monter les prix, un politicien
menteur, un spéculateur belliciste. Évidemment ce cadre n'est ni
un spectacle pour les enfants ni un modèle édifiant – mais
que faire ? Est-ce que le mensonge, le faux romantisme, l'affabulation de
mauvaise foi valent mieux ? Je lance une suggestion de compromis :
n'écrivons ni sur l'un ni sur l'autre, ni sur le héros, ni sur le
spéculateur. Chers enseignants et moralistes, ne sursautez pas en
disant : où réside alors la vertu du courage personnel et du
sacrifice ? Par quoi pourrions-nous dompter les âmes
malléables si ce n’est par l’exemple de l’homme viril,
victorieux au combat ? Ô vous, les enthousiastes, ne pouvez-vous pas
imaginer de combat autre que celui où un homme veut tuer son
congénère – une victoire autre que celle qui humilie
l’adversaire ? Est-ce que la victoire de l’homme volant
commence là où il lance des bombes sur les villes ;
n’est-ce pas plutôt quand il a vaincu et chevauché cet
ennemi sournois et rusé, l’air immatériel ?
Le monde inerte tout entier que
nous appelons la nature, le sol dur, l’eau fuyante, les flammes
sifflantes, tout cela, obstiné, taciturne, menaçant, fixe dans
les yeux depuis des millénaires l’homme, son ennemi
héréditaire. Qu’on raconte donc à mon enfant le
héros qui leur livre combat en risquant sa vie avec courage et
générosité. Qu’on lui parle du savant, du penseur,
du poète, du pilote – qu’on lui parle du
révolutionnaire qui dans ses semblables ne sabre pas l’homme mais
le dragon de la méchanceté, et il saura ce que sont courage,
force, virilité, prouesses. Et si vous voulez parler aussi de la guerre,
dessinez-lui mon ami le lieutenant qui est revenu du champ de bataille avec
quatre médailles sur la poitrine et traumatisé à
jamais : au feu d’un combat il avait par hasard tiré sur son
propre soldat quand celui-ci avait surgi d’un arbuste – depuis lors
il remue la tête, sans cesse, sans aucune relâche, il la remue
depuis six mois, de jour et de nuit, et il la remuera jusqu’à
l’instant de sa mort comme s’il ne cessait de dire : non, non,
je n’ai pas voulu cela, je n’ai pas voulu cela…
[1] Pál Kinizsi
(1431 ?-1494). Général de l’armée du roi
Mátyás.
[2] Ville de Hongrie ; lieu
d'une bataille victorieuse contre les Turcs
[3] Soldat hongrois qui s'est
illustré au siège de Belgrade contre les Turcs.
[4] Bataille gagnée par les
Allemands contre les Russes en 1914 et 1915 au nord de