Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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un homme calme et pondÉrÉ

Février 1916.

Son visage reflète les traits d'une sérénité sérieuse, de l'harmonie intérieure et de la sagesse ; ses yeux doux et calmes, quand il parle avec toi, te regardent toujours droit dans les yeux : pas envahissants ou fureteurs, mais bienveillants et compréhensifs. Quelqu'un qui n'a pas la conscience tranquille ne peut pas regarder ainsi en face, mais sa conscience à lui est nette.

Il porte une simple barbe blanche, comme Socrate. Il s'habille simplement mais sa simplicité n'est pas recherchée, elle exprime avec naturel la calme harmonie de son être. Il t'écoute avec patience et attention quand tu parles, et avant de se lever il réfléchit. Pendant qu'il pense et quand ensuite il se met à parler lentement, avec pondération, on voit qu'il n'est ni conduit ni influencé à ton égard par aucune sorte de partialité, de préjugé, de sympathie ou antipathie instinctive. Il réfléchit à ce que tu viens de lui dire, il tente d'en comprendre le sens, oubliant lui-même, oubliant toute relation troublante ou sentimentale il examine la question proprement dite, il la pèse et l'analyse en comparant tous les points de vue possibles en concentrant le maximum de ses capacités à porter un jugement objectif et équitable, pour ainsi dire au point médian géométrique de toutes les sentences extrêmes possibles.

En tant que point médian géométrique, son avis concernant toute chose est plus proche de toute opinion imaginable que les différentes opinions entre elles. Le principe de audietur et altera pars[1] aurait pu être inventé pour lui, il n'exprime jamais un avis avant d'écouter la position adverse. Ensuite, quand il répond, chacun des représentants des différentes positions a l'impression que c'est à lui qu'il a donné raison. Une explosion passionnelle, une confrontation d'emportements acharnés, conclusion violente d'une quelconque polémique est inimaginable en sa présence. Il sait faire comprendre aux deux parties qu’aucune n’a complètement raison et qu'il y a une part de vérité digne d'être retenue dans ce que dit l'autre.

Il est au-dessus de tous les partis car dans le programme de chaque parti il ne voit et n'examine que ce qui est dedans l'essentiel, l'idéal et la pensée absolus. C'est un président, un dirigeant, un représentant idéal. Il modère l'esprit échauffé, il encourage le timide. Si, parce qu'il est tel qu'il est, on l'invite dans l'unanimité enthousiaste à accepter un poste de dirigeant, la représentation des foules, il demande du temps pour réfléchir, pour peser les tenants et aboutissants, puis généralement il accepte.

C'est lui qui décoince la charrette embourbée, et c'est lui aussi qui la freine si elle s'emballe sur une pente. Vers le haut il exige avec prudence et pondération, mais fermement, le droit des foules, mais c'est encore lui qui invite les foules bouillantes et emportées au silence et à la modération, il leur recommande de penser aux conséquences. Il fait comprendre au riche qu'il convient de songer à la misère et d'être charitable, il explique au pauvre qu'il doit oublier la haine du riche car sa richesse lui est nécessaire.

Ses tournures préférées quand il parle sont : « on en fera un objet de réflexion » – « il serait prématuré d'en parler » – « mais si l'on considère aussi à l'opposé que… » – « mais n'oublions pas que… » – « il convient d'attendre l'évolution normale des choses » – « il ne faut rien précipiter » – ainsi de suite. Car il pense toujours à l'avenir et dans l'intérêt de l'avenir il invite celui qui est apeuré à l'endurance et à la renonciation.

Si un accident se produit quelque part, c'est lui qui à haute voix invite chacun à garder son sang-froid, pour éviter la panique. Le malheureux, étalé dans son sang, il le regarde avec calme et une compassion posée, sans éclat, triste mais se faisant une raison. Il retient d'une main veloutée la mère torturée par la douleur, il lui coupe la parole si elle hurle vengeance, il lui fait comprendre qu'elle ne peut accuser personne, sinon le destin. Il est d'avis que dans certaines circonstances, seul un accident mineur est en mesure d'empêcher une plus grande catastrophe. Il regarde ensuite avec sérieux, avec résignation, avec des nerfs étonnamment solides le déroulement de cet accident mineur, il est capable même de le favoriser et ceci même au cas où par hasard cet accident ne serait pas si mineur que ça – dans un tel cas il clame avec conviction que l'autre accident aurait été d'une bien plus haute gravité.

Il le croit avec fermeté. C'est dans cette conviction qu'il invite au silence et au calme ceux qui hurlent de terreur si une maison est en feu et des personnes sont restées coincées dans une pièce. Dans ce cas il explique en mots doux et intelligents qu'il convient d'attendre avec tranquillité et sang-froid que la pièce, avec les personnes à l'intérieur, soit tout à fait consumée par les flammes car c'est la seule façon de sauver le reste de la maison et ceux qui s’y trouvent.

Car lui, il est l'œil pur, le raisonnement pondéré, la conscience prévoyante. C'est lui qui apaise les eaux, aplanit les explosions – c'est lui qui retient le monde de s'effondrer.

C'est à lui que nous devons que le monde ne s'effondre pas.

Il ne s'effondre pas mais il reste toujours tel qu'il est, affreux et insupportable.

Car lui, il est le Calme, la Pondération, le Balancement de Tous les Facteurs.

Une chiffe molle.

 

Suite du recueil

 



[1] Que l'autre partie aussi soit écoutée