Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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va-t-en-paix, bons apÔtres de la guerre

Juillet 1917.

Bonar Law se lève et invite la chambre basse au calme. C'est avec joie qu'il peut annoncer et qu'il annonce à tout le monde civilisé qu'il n'y a aucune raison de se faire du souci, la révolution russe qui a failli déborder est rentrée dans son lit, la propagande hystérique du parti extrémiste du travail pour la paix n'a pas atteint son but, c'est la position modérée du parti de la guerre qui l'a emporté et elle sera suivie au gouvernement.

Les modérés ! Vous, descendants tardifs, qui apprenez le langage de nos jours sur de vieux papiers, vous, fantômes de jadis qui revenez parmi nous pour voir ce que sont devenus vos petits-enfants, Saint Gibbon, mon ancêtre, et vous, astres lointains, d'où on nous observe, laissez-moi hurler vers vous dans l'espace et dans le temps, dans toutes les directions de la rose des vents pour concevoir et comprendre ce mot : les modérés ! Peuples de l'Europe, très honorée Chambre, très respectueusement, dites-moi très franchement qui est devenu fou, vous ou moi ? La position des modérés du parti de la guerre l'a emporté en Russie, l'ordre et le calme ont été rétablis ; les infantiles enthousiastes de l'extrémisme sauvage qui, dans leur colère, au mépris de la mort, exigent la paix, sont invités au calme par les vieux raisonnables, les modérés, le père attentif de l'Ordre et de la Discipline, le gouvernement qui mène la guerre. Celui-ci, rassuré, annonce dans une lettre officielle que, Dieu merci, on a réussi à rétablir l'ordre, redresser l'équilibre rompu qui menaçait d'atteindre un point de non-retour par la faute de ces sauvages, ces anarchistes, ces va-t-en-paix sanguinaires.

À qui dire, à qui expliquer, en quelle langue, sur quelle flûte ou quel piano jouer ce qu'il convient d'entendre aujourd'hui par modéré en Europe ? Cher bureau sur lequel j'écris, très honorée encre, respectée feuille de papier, par modéré on entend une personne qui souhaite que le monde ne soit ni secoué ni troublé, que les canons ne fassent couler que de tranquilles rivières de sang, que les gens vaquent à leurs occupations comme il se doit, qu'ils se tapent les uns les autres, qu'ils s'étripent, qu'ils se brisent le crâne, qu'ils incendient la maison de l'autre, qu'ils se crèvent les yeux, qu'ils s'étranglent et qu'ils n'écoutent pas les agitateurs barbares et sans scrupule qui clament toutes sortes d'horreurs malveillantes et inhumaines, en l'occurrence la paix. Dans son manifeste le ministre russe de la justice, Kerenski, pousse un cri d'alarme : que faites-vous, malheureux ? Que faites-vous, fauves sataniques, vous sabordez les vaisseaux de guerre au lieu d'envoyer des torpilles sur les marins ennemis ?

Et si vous me demandez ce qu'il faut entendre aujourd'hui en Europe par agitateur fomenteur de troubles, je vous réponds également. Il faut entendre la bête sauvage, l'élément destructeur de l'ordre sage de l'État, qui ébranle le fondement de la société, qui cherche à ameuter le peuple, en un mot qui veut que les gens rentrent dans leur maison, qu'ils s'assoient, qu'ils prennent leur repas, qu'après déjeuner ils aillent travailler leurs terres, qu'ils labourent et qu'ils récoltent. Oui, n'hésitons pas à dire courageusement la vérité virile et crue ; c'est cela,  oui, c'est cela que voulaient ces révolutionnaires sanguinaires, c'est à cela qu'ils aiguisaient leurs couteaux de conspirateurs, c'est cela qu'ils ont comploté dans leurs casemates souterraines. Le pauvre et paisible commerçant russe, dans la fraîcheur ombragée du pouvoir de l'État, imagine et tremble : ils ont comploté contre notre monde paisible et monotone, contre les prix plafonds, contre les bulletins de guerre bien formatés, contre le noble romantisme de la mort en héros - ces infâmes envieux, ils voudraient même priver les pauvres gens de mourir en héros, ces canailles sans talent qui probablement ont monté toute cette affaire parce qu'ils étaient jaloux de D'Annunzio et de Rostand qui ont écrit de si beaux poèmes enthousiasmants sur la guerre, ils aimeraient bien les discréditer pour que l’éditeur ait recours à eux, leur commande des poèmes. Mais ils n’auront pas ce plaisir ! Le gouvernement connaîtra son devoir envers son peuple et saura défendre ses citoyens bien aimés, rétablira l’ordre et matera l’émeute.

Ordre… État… Émeute… Provocateur… Modéré… Radical… Apôtre… Révolution… Socialisme… Socialisme national… Démocratie progressiste… Connaissez-vous cela, quand dans son sommeil on parle en français ? Tout à coup on se met à parler en français, face à un Français qui se trouve là - on parle de plus en plus fort et couramment et on se dit avec une vive surprise : tiens, mais c’est merveilleux, je parle parfaitement et couramment le français, je l’ignorais, surtout à ce niveau, comme un orateur, parce que je lui dis par exemple en français : « en effet, Monsieur, j’adore le feuilleté au pavot du fond du cœur… », et à ce moment on se réveille, on a encore ses propres paroles dans l’oreille et on remarque avec stupéfaction qu’on « adore le feuilleté au pavot du fond du cœur », alors qu’on voulait dire : « Au diable cette serpillière ! »

Europe - réveille-toi !

 

Suite du recueil