Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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en langage de Pest[1]

Mai 1917.

Comment vas-tu, mon pote, mon cher contemporain à Pest en mille neuf cent dix-sept, j'espère, pas bien. Et merci, oui, on pourrait m'aider avec cent mille couronnes. Quand tu auras suffisamment fait le beau à la dame sur le mail, viens, entre et prenons une glace et causons un peu comme il se doit entre garçons intelligents.

Ce que j'ai ici dans la main ? ça, mon petit, c'est une pièce de théâtre populaire en trente actes, "La Tragédie de l'Homme" de monsieur le rédacteur Madách, je ne sais pas comment c'est venu dans ma main, je me la suis administrée par ennui et maintenant je me demande si on ne pourrait pas en faire un film, quelque chose de valable bien sûr, pour rigoler. Te souviens-tu de quoi ça parle ? Alors tu vois, un homme lambda nommé Adam est le gars principal dedans à qui il arrive toutes sortes de malheurs. Il a un premier contrat dans un disco nommé Paradis – je résume brièvement – l'ange arrive pour dire que tout est possible mais l'arbre du savoir et l'arbre de la sagesse c'est tintin. Adam ne s'en porterait pas plus mal, mais la mémère n'arrête pas de l'asticoter parce que c'est justement ça qu'elle reluque. Lucifer qu'est également porté à gonfler le scandale un max les baratine pour qu'ils en croquent.

Alors là ils sont acculés au mur, pépère et mémère sont vidés du disco et l'histoire universelle peut démarrer.

Alors on voit qu'au temps des pharaons d'Égypte le peuple est contraint de construire des pyramides ce qui énerve les mecs mais ils n’osent pas râler trop fort parce que dans la tyrannie, toute révolte c'est tintin. Mais monsieur lambda a mordu à l'hameçon de l'idée que ceux-là, il faut les libérer, leur donner le droit de vote, que le ploutocrate ne soit pas seul à bien vivre. Et il va leur montrer d'ailleurs, mais pas de veine, quelques centaines d'années plus tard on voit que le peuple n'est pas un garçon futé, pas malin pour deux sous, alors papa Démosthène décide de laisser tomber toute la politique et il se fait muter à la campagne.

Mais peu après il réalise, mon vieux, que ce n'était pas franchement l'idée du siècle, il n'est pas vraiment à l'aise parmi les mémères des ploucs à Rome, une mouche le pique et il est encore preneur d'idées, de foi, de contenu dans la vie, de quelque chose qui mérite que l'on risque sa vie, n'importe quoi pourvu qu'on puisse y croire. Alors Monsieur le rédacteur marche à la musique de l'apôtre Paul, il se rend en Palestine, directement dans une tranchée où on le décore même pour comportement hostile témoigné face à l'héroïsme, mais une fois de plus il n'a pas de bol, les gens n'avalent pas son baratin. Ils veulent déconnecter sa mémère Ève d’Adam.

Il va être démoli pour un bout de temps : l'humanité ne mérite pas qu'on vive et clamse pour elle, toute cause publique c'est tintin, qu'on ait des droits ou non, du pareil au même, l'homme n’est qu'un grain de sable, et la foule est toujours matée dès qu'elle se remue un peu, on l'envoie paître, on la laisse mariner dans son jus.

Bref je sais plus tout ce qu'il dégoise, toujours est-il qu'un beau jour il devient commis voyageur dans les sciences, en espérant que c'est là qu'il mettra dans le mille. Pendant ce temps-là Docteur Guerre suit son cours, tout le monde au service du front, pas moyen d'échapper à la souffrance, Grey siffle pour arrêter la paix, mais du pain, tintin.

Alors tout à coup il entend qu'on joue quelque part la Marseillaise avec le panneau "complet", nouveau grand remue-ménage, le Docteur roi Louis a de quoi se faire du mouron, le rédacteur général Danton met tout l'ordre ancien cul par-dessus tête, pépère et mémère piaillent à tue-tête qu'ils ont droit à la vie et au pain – bref, Docteur Égalité. Les gars futés deviennent tous des sauvages, ils cassent les carreaux, tout le monde commence à vivre, la formidable opportunité de la vie de la joie et du bonheur, l'éternel idéal de la liberté individuelle sont tirés d'affaire, le Docteur Libre-Pensée devient tout à coup un gars sympa et les grosses légumes sont bien embêtées.

J'ai pas encore lu la suite, mais comme je suis un mec futé j'te donne en mille que le Docteur Homme n’aura une fois de plus pas de bol, qu’il fasse la révolution ou pas – la révolution le laisse aussi bien dans la mouise que le Docteur Absolutisme y compris s’il en devient son groupie parce qu’il est et il reste un cave qu’a pas la baraka, il ne tirera jamais le gros lot, même s’il vit cent vingt ans.

En conséquence, nous deux ici, mon pote, réjouissons-nous d’être des gars futés et chanceux, et si le rédacteur en chef Madách avait ajouté une énième scène à notre époque, sur le Docteur Guerre Mondiale et le Docteur Paix et le Docteur Évolution et le Docteur Révolution – dans cette énième scène toi, mon pote, mon cher contemporain à Pest en mille neuf cent dix-sept, tu ne représenterais certainement pas Adam, et je ne représenterais certainement pas Lucifer et cette mémère-là assise sur la troisième chaise dans ses godillots neufs ne représenterait certainement pas Ève – ce seraient sûrement d’autres personnes qui ne sont pas des gars futés et pas des mémères chanceuses.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle apparaît également, sous une forme très proche, dans le recueil "Intimités d’écrivains", sous le titre "En parler de Pest".