Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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on se comprend

Juin 1915.

Dans son Discours de la Méthode, Descartes a tenté quelque chose d'intéressant et de curieux. Il a compris que le but de l'esprit humain est la recherche de la vérité : or pour mener à bien ce travail l'homme doit être complètement libre et dépouillé de toute influence extérieure et de toute coutume inculquée. Pour résoudre ce problème universel Descartes s'est assis et il a gentiment laissé fonctionner son cerveau à son bon plaisir, en déconnectant regard, méthode, idée préconçue, vision du monde et toutes les conditions extérieures ; sans même décider qu'il va réfléchir. C'est un état spécial de l'esprit : il convient d'éviter de donner une définition à cet état car de toute façon elle sera fausse. Cela ressemble un peu au rêve, à l'autohypnose, car le fonctionnement du cerveau est indépendant de notre volonté. Une chose est sûre, c'est ainsi que Descartes s'y est pris : il a laissé libre cours à la Pensée naïve et attendu avec curiosité ce qu'il en résulterait. Le premier instant, la Pensée libérée s'est stoppée, étonnée, comme un lion à qui on ouvre la cage. Elle a regardé tout autour, aucun garde-fou, point de repère, de sécurité nulle part pour s'accrocher. Les mains qui l’avaient guidée ont disparu. Elle s'est élancée en tâtonnant, le pas incertain. Des contours tanguaient autour d'elle, tels des rêves, des ombres de pensées passées. Elle les rattraperait : mais il n'y a rien. Des lueurs étincellent, souvenirs de vieilles vérités auxquelles elle avait cru. Elle se tourne pour les attraper, ils disparaissent. Elle est prise de terreur, angoissée, elle gesticule dans le vide froid, elle craint de perdre conscience. Enfin sa main tremblante touche un objet réel, elle le suit du regard, elle soupire, soulagée : elle s'est saisie elle-même, unique réalité.

De là naît la première pensée absolue : cogito, ergo sum. Prenant pour départ ce minuscule point d'appui d'Archimède, naîtra la première science absolue, la méthode analytique : la vision du monde tel que l'homme pourrait la structurer s'il venait au monde avec une intelligence de l’âge de trente ans.

Nourrisson de trente ans, aïe ma tête, mariné et mijoté dans cent sortes de théories militaires – que se passerait-il si tu essayais un jour cette méthode cartésienne, en réfléchissant sur la guerre en tant que phénomène ? Cela donnerait pour sûr de drôles d'inepties : des phrases courtes d'étonnement. Comme ceci.

 

Voyons de quoi il s'agit. On nous a dit : des conflits d'intérêts s'élèvent entre des nations. Les nations tiennent à leurs vérités et leurs intérêts. Vint l'ultima ratio : que la violence tranche.

D'accord. Il est vrai que si deux personnes ne s'entendent pas et leurs intérêts s'opposent, elles ne peuvent pas coexister en paix côte à côte – on sépare même les époux s'il n'y a plus d'entente. Mais comment ça marche avec cette entente, qui est-ce que j'entends et qui est-ce que je n'entends pas ? Avec qui mes intérêts sont-ils communs ?

L'autre jour j'ai lu un article de l'auteur français Romain Rolland écrit pendant la guerre. Je l'ai très bien compris, j'étais même carrément d'accord et je lui ai donné raison car il disait les mêmes choses que j'ai toujours pensées : il serait bien mieux qu'il n'y ait pas de guerre et à quoi bon se quereller entre les gens alors que la querelle ne bénéficie à aucun et nuit à tous. Au demeurant Romain Rolland dispute avec un homme politique français, il donne tort à l'homme politique français : il ressort de tout cela que Romain Rolland et l'homme politique français ne s'entendent pas et ne s'aiment pas – leurs intérêts diffèrent fondamentalement, l'homme politique français se félicite de l'état de guerre alors que Romain Rolland le déplore. Selon l'homme politique français la guerre est nécessaire alors que selon Romain Rolland elle ne l'est pas.

Alors voilà. Je suis aussi d'avis que la guerre n'est pas nécessaire, en revanche certains de nos dirigeants politiques pensent le contraire. Par conséquent nous ne nous entendons pas. En revanche Romain Rolland et moi, nous nous entendons car nous pensons la même chose tous les deux, que la guerre n'est pas nécessaire : nous sommes d'accord là-dessus. D'un autre côté nos hommes politiques disent que la guerre est nécessaire et les hommes politiques ennemis le disent aussi : ils sont donc d'accord là-dessus et sur ce point ils s'entendent.

Mais alors…

Qu'est-ce qui ne tourne pas rond ? En effet, des gens du même métier, fils de nations différentes, se comprennent assez bien. Un cordonnier allemand peut très bien converser avec un cordonnier français, étant donné qu'ils ont une large communauté d'images et d'intérêts, bien plus que le même cordonnier français avec un commandant français. Supposons que dans l'unité du commandant français sert un cordonnier français – supposons que ce commandant français a un jour envie d'avoir une bonne conversation sur toutes sortes de sujets qui l'intéressent, les affaires militaires, la stratégie, les souvenirs communs – il me paraît certain qu'il préférera avoir une conversation avec un commandant allemand se trouvant en captivité chez lui, plutôt qu'avec le cordonnier français. De la même façon, le cordonnier français discutera plus volontiers avec un cordonnier allemand qu'avec le commandant français : ils sont certainement plus proches l'un de l'autre.

Je vais même plus loin : plus on monte dans l'échelle sociale ou intellectuelle, plus ceux qui appartiennent à cette classe se comprennent et se respectent. Le paysan français simple soldat, lui, rentrera bec et ongles dans le paysan allemand surgissant de sa tranchée – le caporal ou le sergent utilisera tout au plus son arme. Les officiers ne se battent guère entre eux – si notre officier capture un officier ennemi, il le traite avec courtoisie, il le sépare du lot, il respecte en lui son propre métier, sa propre classe sociale. Les diplomates, responsables de la guerre et de la paix, utilisent dans les contacts oraux et écrits les expressions choisies du plus grand honneur et du respect personnel. Ils se communiquent avec infiniment de regrets être contraints de se déclarer la guerre, tout en assurant ces Messieurs de l'expression de leurs sentiments distingués. Je n'ai jamais ouï dire d'une scène où les ambassadeurs de deux nations n'ayant pas pu s'entendre, se seraient crêpé le chignon. Il est absolument certain que notre ambassadeur ne parlera jamais avec moi aussi courtoisement qu'avec un ambassadeur ennemi.

En conséquence : si les individus des différentes classes sociales pris séparément s'entendent relativement bien, en tout cas mieux que des individus de différentes classes d'une même nation, il est permis de poser la question naïve : est-il vrai qu'ici ce sont des nations qui s'affrontent ?

Les nations confient à leurs dirigeants la tâche de s'entendre : faire la guerre ou faire la paix. Ces dirigeants sont issus d'une même classe sociale, ils s'entendent mieux entre eux que nous ne les entendons – comment est-il possible qu'ils n'arrivent pas à se mettre d'accord ?

Il faudrait peut-être confier la tâche au Seigneur tout-puissant qui a la confiance et des Anglais, et des Allemands, à qui chacun rend le plus grand hommage, et à qui les deux parties adressent sa prière fervente de battre l’autre.

 

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