Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
monologue simplet
Sur
l'état,
Sur
l'ordre,
Sur
les jeux de cartes
Sur
la guerre.
Juillet 1917.
Par
exemple :
Eh oui, explique Pál, homme ruiné, à la nature
naïvement optimiste et légère, eh oui, mon cher, incroyable,
aujourd'hui les huissiers sont passés chez moi mais ils n'ont rien
trouvé à saisir, hé, hé, hé, Guzmics peut courir après son argent – de quoi
tu veux que je le paye ?
Comment, tu ne savais pas que je
devais cent cinquante mille à Guzmics pour sa
traite ? D'accord, deux semaines plus tôt j'aurais encore pu le
payer – mais Guzmics n'a pas de chance, j'ai
mis les pieds au casino et en deux jours, tout ce que j'avais je l'ai perdu au
baccara.
Ce qui est incroyablement
caractéristique et intéressant dans cette histoire, c'est que
vous ne comprenez pas ce qu'il y a dedans d'intéressant et de
caractéristique, et pour le moment vous ne vous doutez même pas
pourquoi diable je vous rapporte ce fait banal ; bien sûr vous ne
vous étonnez pas, vous n'êtes nullement médusé ni
frappé d'une attaque cérébrale, comme Rousseau qui s'est
arrêté médusé sous son arbre quand pour la
première fois il fut frappé par l'idée du Contrat Social.
Cette idée, plus tard cristallisée dans sa conscience en une
théorie naïve et grandiose a frappé, décapité
allègrement et avec légèreté des rois et des
générations en des révolutions. Pourtant je vous jure que
l'exemple d'où a germé le manuel de la révolution
n'était ni plus surprenant, ni plus étrange que celui que j'ai pu
esquisser ci-dessus – c’est le regard pur et naïf du premier
qui s’est étonné, s'est effaré à cet exemple
qui est étonnant et effarant.
Consacrons trois minutes à
réfléchir à ce cas, mais de façon aussi naïve
et simplette que si nous réfléchissions pour la première
fois de notre vie. Analysons une minute, sans aucun manuel, ce que science et
sociologie peuvent offrir, disséquons-le sur le champ, avec nos dix
ongles, comme un enfant dissèque un nounours fourré de filasse. Pál devait de l'argent à Guzmics
pour une traite, c'est-à-dire tout à fait légalement, Guzmics était protégé par la loi, la
loi pour la création et la protection de laquelle l'institution de
l'état a été créée. Guzmics
bénéficiait donc de la protection de l'État face à Pál ; avec toutes les garanties qui servent
à l'État pour justifier sa propre légitimité et sa
propre nécessité, l'État le protégeait par des
théories juridiques et une morale sociale, il le protégeait par
tous les moyens qui prêtent à l'État et à ses lois
la force d'exécution, son pouvoir d'exécution, son service
d'ordre, son armée, son parc de canons, ses mitrailleuses, ses grenades
et sa flotte maritime. C'est avec tout ça que l'État et l'Ordre
protégeaient Guzmics et son argent, mais il ne
pouvait rien faire parce qu'on ne cherche pas
où il n'y a rien. Pál n'avait pas de
quoi payer et si la prison pour dettes existait encore, on aurait tout au plus
pu l’enfermer, mais même de cette façon il n'aurait pas
été mieux en mesure de payer, et l'aurait-on tiré au
canon, fait sauté à la grenade, coulé à la
canonnière, il n'aurait pas plus payé. L'État et l'Ordre
auraient tout au plus dit à Guzmics :
nous avons puni Pál de n'avoir pas payé
sans pouvoir lui faire cracher ton argent. Jusque-là la chose est claire
puisque personne n'attend l'impossible de l'État ,
on attend seulement qu'il fasse ce qu'il peut dans l'intérêt du
troupeau humain.
Mais allons plus loin. Pourquoi Pál ne pouvait-il pas payer, puisque Guzmics n'aurait pas été assez fou de lui
prêter de l'argent s'il n'avait pas été sûr qu'il pourrait le lui rembourser. Pál
avait en effet de l'argent mais quelqu'un le lui a gagné aux cartes,
mettons Guzmics. Guzmics
n'avait dans ce cas pas de traite pour justifier que Pál
était son débiteur, Guzmics n'avait
qu'un neuf de carreau et il n'a pas, il ne pouvait pas aller montrer ce neuf de
carreau à l'État pour prouver que Pál
lui devait de l'argent – il n'a montré ce neuf qu'à Pál, entre quatre murs, entre quatre yeux, et
à la vue de ce neuf Pál a payé
sans mot dire à Guzmics la somme qui
était convenue entre eux, entre quatre yeux, il l'a payée
à Guzmics dont la créance
n'était défendue ni par l'État et l'Ordre, ni par
l'armée, si peu défendue que si Guzmics
avait osé exiger son argent gagné au jeu de hasard, c'est
plutôt lui qui aurait été sanctionné – et
pourtant Pál a payé Guzmics
et il a respecté son droit, et il a préféré assumer
que l'État et l'Ordre l'écorchent et le pendent et le clouent au
pilori et le bannissent, plutôt que quelqu'un puisse dire qu'il a rompu
un accord forgé de toutes pièces, contracté sans la garantie
d'un pouvoir exécutif ni de la morale publique selon lequel le
détenteur du neuf de carreau peut lui prendre son argent.
Cet accord extérieur
à la loi et à l’Ordre et à l’État lie
les gens plus fortement et maintient entre eux une plus grande discipline que
cette autre loi défendue par des canons. Cette affirmation
téméraire pourrait pour le moins être
reconsidérée par quelque statistique qui démontrerait dans
quelle mesure les gens remboursent plus les dettes de jeu que les dettes
légales. Et il ne s’agit pas ici simplement d’une quelconque
peur secrète, basée sur un consensus social, peur du
mépris et de l’exclusion, mais il s’agit bel et bien
d’un instinct et d’un attachement de la société
humaine à l’ordre et à la loi absolue, plus fort que toute institution
coercitive de l’État. C’est l’escroc qui vole et qui
triche pour rembourser une dette de jeu qui le sait le mieux. Qui
n’aurait en mémoire une superbe scène de Liliom de Ferenc Molnár dans laquelle deux bandits,
guettant une prochaine victime, jouent aux cartes l’argent qu’ils
lui voleront – l’un des deux perd à l’avance
l’argent pour lequel quelques minutes plus tard il sera prêt
à tuer.
Mais si l’on pense que les
cartes ne sont qu’un exemple de cet ordre hors la loi et hors
l’Ordre, s’établissant de lui-même et sans coercition
dans la société humaine, et qu’il existe beaucoup
d’autres exemples, au moins autant que d’États et de lois
internationales, une question naïve surgit dans l’étonnement :
l’État et l’Ordre tels que nous les connaissons aujourd’hui,
sont-ils vraiment l’unique forme imaginable de la coexistence des
hommes ? J’étais encore enfant quand durant un an il y a eu
chez nous un état hors la loi – dans mon souvenir il ne
s’est passé rien d’extraordinaire. Les gens allaient et
venaient, ils commerçaient, ils payaient et travaillaient, ils ne
s’assommaient pas dans la rue, ils ne s’égorgeaient pas.
Mais alors ?…
L’État s’est créé et a obtenu notre confiance
et de nous son pouvoir dans l’hypothèse que sans lui les gens se
mangeraient et se dévoreraient. C’est dans cette hypothèse
et cette conviction que nous avons donc donné pouvoir à
l’État d’essayer de faire régner l’ordre parce
que nous croyions en être incapable par nous-même. Et
l’État, ayant accepté cette mission, nous montre du doigt :
vous voyez, vous ne vous mangez ni ne vous dévorez les uns les autres
depuis que je suis là, même s’il est vrai que, pour obtenir
ce résultat, j’ai dû fabriquer des canons et des armes.
Faites-moi confiance pour le reste.
Et nous lui avons fait confiance,
et nous attendons avec impatience quand l’Ordre va enfin régner.
Et l’Ordre ne cesse de grandir, la garantie de l’Ordre, la force de
l’ordre, ne cesse de se renforcer… Les guerres sont de plus en plus
grandes et sanguinaires, de plus en plus de gens s’entre-tuent et se
dévorent, mais tant pis, l’essentiel est que l’Ordre
règne et que nous ne tuions pas, ne nous mangions et ne nous
dévorions pas… Comment ça marche, est-ce que ça
tourne rond ? Il y a là une confusion entre cause et effet.
Mais les trois minutes que nous
voulions consacrer à ce sujet sont écoulées,
arrêtons l’analyse pour le moment. La prochaine fois nous pourrons
méditer pour savoir si sans État et sans Ordre plus ou moins de
gens se tueraient. Et pour savoir si la force grégaire ne suffirait
à tenir aussi bien ensemble ce troupeau humain.