Frigyes Karinthy : Drames à
l’huile et au vinaigre
Prologue au diable
de Shakespeare William
et traduit par Frigyes Karinthy
Le directeur du Théâtre Hongrois a
reçu il y a quelques jours un colis mystérieux. C’est la
société anglaise Research of Psychological Mystery qui lui a fait parvenir un manuscrit. Ce
manuscrit contient au mot près les proférations sous transes
d’un célèbre médium anglais ; il les aurait
dictées à une séance de sa société
spiritiste. Il apparaît dans ce manuscrit qu’un certain Shakespeare
William, ancien dramaturge anglais, a communiqué aux personnes
présentes, par le truchement du médium, qu’il avait
assisté d’un bout à l’autre à Londres à
la représentation du "Diable" de Ferenc Molnár[1], et sous l’effet de la pièce
il lui a écrit un prologue qu’il aimerait faire jouer au
Théâtre Hongrois si c’était possible. Cet auteur
dramatique jadis populaire a des griefs envers le Théâtre National
qui ne donnerait pas suffisamment d’espace à ses pièces, et
c’est par cette œuvre en un acte qu’il compte obtenir une plus
publicité suffisante et la notoriété que pourrait lui
procurer l’association de son nom à la pièce de Molnár. C’est pourquoi il prie les personnes
présentes de bien vouloir transmettre un cours résumé de
son Prologue pour le "Diable"
à la direction du Théâtre Hongrois, et lui demander par
là-même si elle accepterait de monter sa pièce s’il
l’écrivait. Adresser la réponse par retour du courrier au
« 3, Quatrième Nuage, Septième Ciel,
Au-Delà »,.
Nous sommes en mesure de produire ce texte
à nos lecteurs.
(Lieu : décors, du premier acte
du Diable, au Théâtre du
Globe. Le Premier Assassin, le Deuxième Assassin et le Troisième Assassin apportent la
chaise sur laquelle s’assoira le Diable.)
Le Comte de Leicester (le comédien qui joue le Diable ; surgit en courant) :
Holà,
séides ! Enfer et vous jeunes canailles
Qui crépitez dans ces
flammèches sulfureuses !
Vous
forniquez ici, lors je suis harcelé,
Importuné
par le seigneur de Desdémone,
Ce
noir de suie, car j’eus sa femme possédée.
Mais
il me faut jouer – que la peste l’emporte !
Premier assassin :
Votre panoplie est
préparée, Noble Lord.
Leicester (se change, se met en frac) :
Quel terrible destin !
Feindre d’être le Diable
Mon visage grimer,
pendant que mon cœur enfle
Et grandit en montagne, explose
en un volcan.
À la face de la Terre ce
n’est qu’une verrue,
Eclipse de Soleil et
éclipse de Lune.
Holà,
séides ! Le fer de ma fière épée,
Pour transpercer son cœur,
fruit véreux marbre froid,
Chair pourrie et
pulsante.…
Premier assassin :
Sire, qu’il en soit ainsi.
Othello (apparaît à la tête de sa
suite) :
Apaise-toi, mon cœur,
réfrène ta fureur,
Foi et bile et vessie,
n’émettez aucun son,
Montagnes, écoutez, et
toi, orage hurlant,
Gronde et cache-toi là, au
giron de ta grotte,
Soleil, fait que ta bouche
bée, écoute-moi, Grande Ourse,
Othello ourdit sa vengeance ! Sang !
Sang ! Sang !
…
(Éclairs
et tonnerre.)
Leicester (essaye d’attraper son
épée, mais sa main se perd dans son frac) :
Infamie, trahison !
Où donc est mon épée ?
Othello (brandit son épée) :
Leicester, voici ton
heure ! Prend congé de ta vie,
Ta piètre vie que
j’étouffe ici dans ta gorge,
Ta parole félonne,
vipère venimeuse !
Leicester :
Mon ironie se moque de cette
colère ardente,
À la place des mots mon
épée répondra.
(Il cherche son épée dans les poches du frac, mais ne la
trouve pas.)
Othello (regarde autour de lui) :
Cette chambre céans
d’affutiaux et parfums,
Qu’onc
ne trouvais alors dans le bruit des batailles
Remplit le cœur du Maure de
gêne et de chagrin,
Et cloue au sol la pointe de ma
fière épée.
Leicester :
En fer et damnation !
Je ne la trouve pas !
Peste, monde faquin !
Je ne la trouve pas !
La vie n’est que le
rêve
D’un fou, c’est une
roue
Écervelée qui tourne
dans le vide sans fin
Et roule plus loin vers un but,
une autre fin !
Othello
Je frissonne d’effroi, ne
te reconnais pas.
Tu es noir et tu portes une
fraise à ton cou.
Qui es-tu,
réponds-moi !
Leicester (récite son rôle) :
Le nom – nulle importance
Si l’homme est là
présent. Peu importe qu’il soit
Nommé Vêque
ou Évêque.
Othello (renâcle) :
Oh, mais quels mots
étranges.
Leicester :
D’être libre penseur
ne peut pas signifier
Que vous devez penser, mais que
vous le pouvez.
Othello :
Mots pleins de ruses et
tournures diaboliques.
Je connais bien ce piège
piquant et saugrenu.
C’est Milord Molnár, prince de la Molnarie
Qui te les écrivit,
déjouant mon courroux
Et bafouant par-là le feu de ma
colère.
Si je les connais bien, me font
pourtant frémir.
Mais recule, raison ! Iago, mon serviteur
Me remit la lettre
qu’écrivit Desdémone.
Meurs, disparais,
canaille !
(Il fait tournoyer son épée)
Leicester :
Femmes jamais ne veulent ce
qu’en lettres elles mettent –
Mais en lettres toujours ce
qu’elles veulent mettent.
Othello (abaisse son épée) :
Attendons – comment ça ?
Femmes jamais ne veulent …
(Il se tâte la tête)…
Quel étrange
mélange ! Ce qu’elles veulent, elles…
Mais elles veulent écrire…
c’est écrire qu’elles veulent…
Ah, comment le comprendre ?...
(Il jette son épée,
compte sur ses doigts.)
Ne pas vouloir… écrire…
vouloir… ne pas écrire…
Est-ce-que je deviens fou ?... La
peste soit sur moi !...
Où se trouve la clé de cette
étrange énigme ?
Ma fureur altière dans sa solution
Est quasiment noyée et
l’ardente couleur
Pourpre écarlate de ma fureur
assassine
Se dissout maladive dans la solution.
(Il compte.)
Leicester :
Je sais tout de même faire
la différence entre
Le blé d’Inde ici
et là le marron d’Inde !
Othello (se fige, puis se frappe la tête) :
Leicester, partir d’ici, loin !
Adieu pour jamais !
Je sais que Desdémone,
tu l’as charnellement
Aimée, prends-la plutôt, vis
heureux avec elle,
Ne peux plus résister si tes lèvres me lancent
Des propos de Molnár,
tu es si envoûtant,
Et si ensorcelant, si léger, si
charmeur,
Spirituel, que je Desdémone
comprends,
Homme en or adorné, digne acteur de Molnár !
(Il s’approche de lui et
l’embrasse.)
Oh toi… toi… toi, le Vêque ! Donne-moi un baiser… (Il s’enfuit.)
Leicester :
Qu’était cela ?
Fureur ? La crise a dérangé
L’eau pure de la raison ? Ah la
peste sur lui !
Il m’a offensé, puis
abandonné ! Enfer !
Damnation ! Il n’y a aucune vie
pour moi
Je
ne suis pas vengé.
(Il se laisse tomber sur son
épée. Le reste est silence. Il meurt.)
Premier assassin :
L’idéal vit encore,
Et nous sommes nombreux, élus et
officiels.
Et vous les assassins, tirez sur le
rideau !…
(Rideau.)
.
[1] Ferenc Molnár (1878-1952). Le diable, pièce créée en 1907, montée peu après en France. et aux États-Unis.