Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre
Parodie du "soulier de verre"[1]
« La chaussette
d’hermine » !!occasion !! !!occasion !! Gigantesque exposition
rétrospective d’histoire du théâtre au Musée Molnár --- VENTE FINALE ! LIQUIDATION MASSIVE
POUR CAUSE DE FAILLITE ! Prix cassés pour cause de transformation idéologique de la vision du monde ! Tarif autrefois vingt moins un - bradés à dix-neuf ! Le stock sera liquidé à
n’importe quel prix acceptable ! AUCUNE OBLIGATION D’ACHAT ! VENEZ
VOIR ! EN STOCK : (Quelques unités encore disponibles des articles suivants) |
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1 – Morale
budapestoise de 1910, bon état, imperméable. 2 – Diable, avec serrure
américaine ; toutes pointures. 3 – Liliom, traduisible et réversible,
introduit partout, avec cinq disques différents. 4 – De jour Madame Muskát,
de nuit Adél. 5 – Amour céleste ou terrestre, au
choix, transformable à tout moment. 6 – Les gars de la rue Pál,
peu usagé, avec barrette. |
7 – Mode Élégante
(épuisé). 8 – Fillette, système guzma, ne prend pas feu même renversée,
état solide. 9 – Cygne, avec chiffre
d’éclairage, horloge à musique, onomatopée. 10 – Piano mécanique carmin, avec
représentation d’une bataille navale. 11 – Zeppelin sans maître, avec moteur
pouvant être installé. |
Spectacle[2]
Domestique préposé à l’étrillage du cheval (entre, fait monter le rideau, sort le tuyau de poêle, le cache sous le piano. En pleurant) : Mon tuyau, mon tuyau de cœur, piano tuyau, ange fané du pneumatique, pôle nord de la lumière universelle, bonheur cascadant du mystère existentiel sous envoûtement opiacé ! Aïe, aïe ! (Il pose le haut de forme sur le chandelier.)
Imre Madách, fraiseur de drames et planificateur de poèmes de Józsefváros (sort du cellier) Hé !
Domestique : Hé, ivresse de victoire de la blancheur, dieu de l’ébahissement, mystère mondial.
Imre : Ben.
Domestique : Adoration des nuages.
Imre : Sel.
Domestique : Idole du sel de la barque de cœur de l’amour.
Imre : Eau.
Domestique : Dieu.
Imre : Fenêtre.
(Le domestique s’envole sur les ailes des blancs flocons de neige.)
Lotti Strindberg (femme de chambre du quartier Ferencváros) : Écoute, Madách. Je sais que si tu as concocté cette Tragédie de l’Homme, c’est parce que tu penses que je pense que tu penses que je connaissais mieux l’âme féminine que toi, pourtant en réalité tu la connaissais mieux que moi, parce que tu la connaissais, parce que tu as croupi en prison, parce que tu as souffert de ne pas souffrir, parce que tu étais ici, parce que tu n’étais pas ici, parce que j’étais ta maîtresse mais je ne t’aimais pas, mais je t’aimais parce que je n’étais pas ta maîtresse, parce que maintenant, si je pouvais t’aimer, j’aimerais te haïr, te haïr, mais je ne te hais pas, parce que je t’aimais bien plus, toi, mon cher néant détestable, sale, adorable, moche, mon cher rien, profondément. Maintenant je l’ai dit. Maintenant je te déteste. Donc tu peux m’épouser.
Madách : Donc je ne peux pas t’épouser.
Strindberg : Donc si.
Madách : Donc si.
Strindberg : Donc non.
Madách : Donc pas vraiment.
Strindberg : Hideux.
Madách : Hideuse.
Strindberg : Brosse à récurer.
Madách : Bouse de vache.
(Ils continuent encore un temps de discuter de la sorte sur l’objet de la poésie.)
Terka Pétrisseuse de Boulettes de Papier (apparaît sur la pointe des pieds avec une brosse à nettoyer les vécés) : C’est avec cette brosse que j’ai récuré le trône sur lequel était assis… Imre l’assis, poésie d’Imre, pourpre dorée, roi Imre, empereur Imre, Imre Empereur, passion de chagrin de nuage… (Piano.) Il le dit bien François Baudelaire quand il dit que… (dans le dialecte de Kecskemét) :
« Les sanglots longs
Des violons
De l’automne
Blessent mon cœur
D’une langueur
Monotone… » (Tonnerre de violons.)
Aïe, aïe, Imre d’illusion, Imre assis, Imre de mes fesses, cuvette de mon salut… (Elle embrasse, puis mange sa brosse.)
(Une averse.)
Chausse-pied : Écoutez, impossible de chausser parce que le pied est humide.
Olga A. : Qu’est-ce que tu mâches ? Moi je mâche un bourgeon.
Nemecsek : Moi je mâche du mastic. Et vous ?
Liliom : Qu’est-ce qui se passe ici ? Où faut-il… ?
Jean l’Honnête : Moi je mâche un critique.
Liliom : Qu’est-ce qui se passe ici ? Où faut-il administrer une torgnole ?
Garde du corps (se change) : Veuillez me donner la fin !
Le Loup (du conte) : Me voici.
Józsi (trépigne) : Je veux faire des cochonneries.
Le Docteur (entre à la hâte) : Sommes-nous tous ensemble ? Tant mieux ! (Il sonne.) J’ouvre la séance ! La parole est à Monsieur Liliom !
Liliom (se lève) : Chers rôles ! Nous sommes probablement très conscients de l’importance du fait d’avoir été convoqués ici. J’ignore pour le moment quel but a poursuivi le Maître, mais avant d’entamer les points de l’ordre du jour, je me sens dans l’obligation de soulever une objection d’incompatibilité. Pourquoi m’appelle-t-on cette fois Kajós ?
Madame Muskát : Et moi, pourquoi m’appelle-t-on Adél ?
Juli : Et moi, pourquoi m’appelle-t-on Irma ?
Le Docteur (agite sa clochette) : Je vais tout vous expliquer. Le Patron veut tous nous licencier, parce qu’il bazarde l’usine et il déménage en Amérique.
Tous : C’est inouï !
Juli (au Diable) : Dites un aphorisme là-dessus, collègue !
Le Diable (sourit) : C’est comme si je faisais une chaussette en hermine et une hermine en chaussette !
Tous (ils ne comprennent pas, mais chacun croit que les autres comprennent et ont honte de leur incompréhension) : Très juste – c’est exactement pareil !
Le Docteur : Alors tout va bien ! Le symbole, la métaphore, l’importance, l’idée de base, le sens, la conclusion, l’objectif, la poésie cachée de notre réunion – c’est la chaussette d’hermine ! (Il agite sa clochette.) Je clos la séance !
Juli : Lajos !
Lajos : Irma !
Irma : Liliom !
Liliom : Vive
le cycle Shakespeare – vive Molnár Premier !
(Violon de piano, crépuscule, aurore, soleil de minuit, équinoxe, paix dans le monde, rideau.)