Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

 

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la vie, ce grand auteur dramatique

 

Pars, dis mon paternel ami – pars et vois, elle se tient devant toi dans la rue, regarde dans les yeux des gens qui te viennent en face, elle est cachée là-dedans, hèle le battement de leur cœur, elle te répondra. La Vie, ce grand auteur dramatique – écoute-la fidèlement, copie ce qu'elle te dit, elle te raconte des centaines de millions de tragédies et toi, relate une de ces tragédies.

Je suis parti à la recherche d'une tragédie. Et comme un bon artisan travaille systématiquement et économiquement, j'ai tout d'abord relu le rapport boursier de la foire aux tragédies, qui figure dans les journaux à la rubrique des "Faits Divers". Et j'y ai trouvé des titres significatifs. "Drame de la jalousie dans la rue Radis". "Drame de l'amour dans la vallée de la fraîcheur". "Tragédie d'une jeune fille".

Voyons un peu comment s'est passé ce cas de la rue Radis. J'interroge le concierge, les membres de la famille, l'agresseur, la femme, la victime. L'image se forme. Madame a apparu à cinq heures de l'après-midi au domicile de la victime – à cinq heures et demie le mari passe par là, il voit la scène par la fenêtre, il brandit un revolver, il entre avec fracas. Grosse bagarre, divorce, cœurs brisés, honneur piétiné, crime et châtiment, ou ce que vous voudrez. Tout cela est très beau, on aurait notre drame, mais où réside la jalousie ? En quoi est-ce de la jalousie  si le mari se fâche parce que sa femme, avec accord et consentement de celle-ci, est pelotée par un homme étranger ? Cela peut être qualifié de drame de la colère, ou de drame de la fureur, ou de drame de pas de chance (puisque si madame ne s’expose pas devant la fenêtre, ou si le mari ne passe par là qu’une heure plus tard, il n’y a plus de drame) – tout sauf un drame de la jalousie. Un drame de la jalousie où la catastrophe est provoquée par la jalousie, ça, c’est par exemple ce... zut, sur le moment je ne trouve pas de bon exemple. Ah, ça y est, le drame d’Othello, ça oui, là-dedans, Desdémone est fidèle, sa mort est donc causée par la jalousie, et non par ce qu’elle aurait escroqué la fortune de son mari. Ça oui, c’est une tragédie de la jalousie – mais malheureusement elle n’est pas puisée dans la vraie vie.

Prenons un autre exemple. Drame de l’amour dans la vallée de la Fraîcheur. Le jeune homme était amoureux de la belle dame – tandis que la fille de la belle dame était amoureuse du jeune homme. La belle dame, elle, était amoureuse du banquier, mais le banquier, de la ballerine. La ballerine en avait assez du banquier, la belle dame de son côté a difficilement oublié son banquier, le jeune homme a tiré une balle dans la tête de la belle dame, la jeune fille a bu de la soude caustique. La série est suffisamment longue et riche en drames – mais où réside l’amour ? Si ma mémoire est bonne, il y a trente ans, quand j’en étais au tome "A" du grand dictionnaire, l’amour y était défini de la façon suivante : l’attirance l’un envers l’autre de deux êtres de sexes opposés, survenue précisément en conséquence de cette différence de sexes. Drame de l’amour : obstacle insurmontable survenu dans l’accomplissement du désir éveillé par ladite attirance et conséquence catastrophique de cet obstacle dans le destin du couple d’amoureux. Mais où sont ici les couples d’amoureux ? Si la jeune fille boit de la soude caustique parce que le garçon ne l’aime pas, c’est un drame de la perte, un drame de la vanité, ou une tragédie d’enfant. Si le jeune homme tire une balle dans la tête de la belle dame parce que celle-ci en aime un autre – c’est un drame de la violence, ou un drame du désespoir, ou un drame de l’envie. Un drame d’amour !... Mon vieux, je peux te citer un autre exemple – où deux jeunes amoureux ne supportent pas qu’on veuille les séparer, comment ils s’appellent déjà ? Roméo et Juliette... ça oui, c’est un drame de l’amour, mais hélas, c’est Shakespeare qui l’a écrit, et pas la vie.

Non, tous ces exemples sont un peu grossiers. Il faudrait une histoire un peu plus profonde, un peu plus psychique, un peu plus abstraite... une tragédie intérieure qui se vive dans le silence. Le troisième fait divers peut-être ?... Oui, certainement, celui-ci. Un peu plus difficile à cerner. La jeune fille, N.N., était dactylographe – j’ai fait sa connaissance, nous sommes devenus amis. J’apprends petit à petit son histoire.  X., industriel plein aux as, est tombé amoureux d’elle. Il était sur le point de l’épouser quand, peu avant les noces, il lui avoue qu’il a perdu sa paix intérieure et qu’il vaut mieux qu’ils se séparent. La base de son conflit moral est le fait qu’il n’arrive pas à croire en l’amour de sa fiancée parce qu’il est trop riche et qu’il risquerait toujours de penser que ce n’est pas lui qu’elle aime, mais son argent. Et il la quitte en sanglotant.

Un sujet magnifique ! Une vraie tragédie intime et profonde. Je rentre chez moi pour l’écrire. Je termine juste mon premier acte quand mon modèle me rend visite. Elle a rencontré un autre homme – un célébrissime artiste. Ils ont été heureux un temps – mais l’artiste est parti parce qu’il a compris qu’elle n’aimait pas en lui l’homme, mais le génie.

J’ai commencé d’écrire son drame. Cette fois je n’ai pas pu arriver au deuxième acte. Mon modèle m’a rendu visite – elle avait fait la connaissance d’un acteur de cinéma. Il venait de la quitter car il a compris qu’en lui elle n’aimait que l’homme, le bel homme – et pas lui-même.

Alors, comment je pourrais écrire la tragédie ? Que doit en être la morale fondamentale – qu’ai-je appris de la Vie, ce grand auteur dramatique ? ça y est, je sais : une belle phrase. « Le Bien et le Mal n’existent pas – ce sont des fruits de la réflexion ! » ça, je peux le proclamer – oh pardon, ça me revient. Je n’ai pas appris cela de la Vie, je l’ai lu dans Hamlet.

 

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