Frigyes Karinthy : Drames à l’huile et au vinaigre

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THÉÂtre Shakespeare

 

 

LDIRECTEUR DU THÉÂTRE SHAKESPEARE (lève la tête de la montagne de plans, de rôles, de dessins, d’esquisses accumulés sur son bureau. Nerveux, en colère.) : Qui c’est ? Que voulez-vous ? Qui vous a laissé entrer ?

LJEUNE HOMME : J’ai cherché l’employé pour me faire annoncer, mais il n’y avait personne.

LDIRECTEUR : C’est inouï ! Et vous n’êtes pas capable d’un minimum de politesse, et de remettre votre visite à une autre date ?

LJEUNE HOMME : C’est aujourd’hui que ça m’est venu à l’esprit. C’est donc aujourd’hui que je devais venir.

LDIRECTEUR : Vous m’en direz tant ! Vous êtes gonflé d’orgueil, vous faites tellement confiance à la justesse de votre décision, que vous l’exécutez sur-le-champ ?

LJEUNE HOMME : En tout cas j’essaye.

LDIRECTEUR : Et quelle est cette idée mirifique qui vous est venue à l’esprit ?

LJEUNE HOMME : Une pièce que votre théâtre pourrait monter.

LDIRECTEUR (amusé) : Vous, jeune homme inconnu, vous m’avez apporté une pièce. Et il va de soi que vous êtes sûr de vous, vous êtes directement venu me voir, le directeur du théâtre le plus littéraire, le plus classique qui fait le plus autorité, où l’on donne rarement en dessous d’un Shakespeare. Et évidemment vous aimeriez que j’écarte mes mille dossiers en cours, et que je m’assoie si possible aussitôt pour lire votre pièce.

LJEUNE HOMME : Vous ne pouvez pas la lire parce que je ne l’ai pas encore écrite. J’ai dit que l’idée m’en était venue ce matin.

LDIRECTEUR (étonné) : Ah, vous venez seulement partager votre idée avec moi. Mais alors pourquoi dites-vous que vous voulez la jouer ?

LJEUNE HOMME : Il ne s’agit pas de mon projet. Je voudrais effectivement jouer la pièce moi-même, il me faudrait simplement quelques comédiens que j’aimerais vous emprunter.

LDIRECTEUR (ne comprend pas) : Vous voulez jouer la pièce ? Où ? Quand ? Comment ? Pour qui ?

LJEUNE HOMME : Ici, dans votre théâtre, si vous me prêtez la scène. Quand ? Dès demain, si d’ici-là vous faites savoir au public que nous jouerons cette pièce. Comment ? J’espère que nous la jouerons bien, si vos comédiens sont des gens intelligents, s’ils comprennent mes instructions, s’ils accentuent bien le texte et s’ils veillent à ne se mettre à parler que lorsque je m’arrête. Pour qui ? Eh bien, pour le public.

LDIRECTEUR (rit à gorge déployée, se tape les cuisses) : Vous alors ! Admirable ! Avouez que vous arrivez directement de la Russie. Vous devez être membre d’une nouvelle secte artistique révolutionnaire hyper-futuriste – vu votre âge et votre aspect j’aurais dû m’en douter.

LJEUNE HOMME (étonne) : Je ne comprends pas de quoi vous parlez, Monsieur le directeur.

LDIRECTEUR (bienveillant) : Ne faites pas le modeste, mon jeune ami. Avouez que votre société d’activistes de tendance théâtre cubiste, dont vous êtes le membre extrême, a inventé un nouvel art dramatique qui surpasse et rend inutile tout ce qui a été fait anciennement. Désormais ce n’est pas la peine d’inventer des pièces, ni de les écrire, ni de les apprendre, ni de les mettre en scène, il suffit de les jouer telles qu’elles sont. (Geste méprisant de la main.) Cette idée n’est pas si mauvaise. Les Italiens l’ont déjà essayée, ils appellent ça la commedia dell’arte, et on sait aujourd’hui que c’est un genre impossible.

LJEUNE HOMME : J’ignore ce qu’est la commedia dell’arte et ce qu’est le futurisme. J’ignore aussi ce que vous entendez par tendance dramatique. Moi j’ai simplement pensé que j’ai eu une idée de théâtre intéressante, et que je veux bien la jouer devant le public.

LDIRECTEUR (en colère) : Alors vous êtes ou un bottier écervelé ou un lycéen renvoyé. Avez-vous complètement perdu la tête ? Du jour au lendemain vous voulez écrire, enseigner, mettre en scène et présenter une pièce, dans le théâtre où, quand nous jouons une pièce de Shakespeare, nous nous y préparons pendant des années, nous étudions la littérature dramatique et scénographique. Nous lisons des études shakespeariennes afin de comprendre à fond la substance de la tragédie. Nous demandons conseil à des savants shakespeariens, nous remâchons et réessayons chaque scène quatre-vingts fois, nous faisons le tri parmi les meilleurs comédiens, n’épargnons ni frais ni fatigue ! Savez-vous ce que ça signifie, monter une pièce de Shakespeare ?

LJEUNE HOMME (hausse les épaules) : Comment voulez-vous que je le sache ? J’essaye pour la première fois.

LDIRECTEUR : Vous essayez quoi ?

LJEUNE HOMME : De présenter ma pièce.

LDIRECTEUR : Combien d’autres pièces avez-vous ?

LJEUNE HOMME : Ce sera la première.

LDIRECTEUR (avec compassion) : Malheureux jeune homme, vous vous imaginez que votre première pièce sera tout de suite présentable, et qui plus est dans mon théâtre ? Savez-vous combien il faut avoir écrit de pièces, combien il faut apprendre, combien il faut essuyer de déceptions et recommencer, pour savoir produire quelque chose d’acceptable, combien il faut aller au théâtre, lire, se cultiver ? Mon jeune ami, retenez bien qu’un homme inculte ne peut pas écrire une pièce acceptable. Quelles sont vos lectures, qui sont vos auteurs, à quel point connaissez-vous la littérature dramatique ?

LJEUNE HOMME (gêné) : Eh bien, j’ai bien vu quelques comédies italiennes, c’est vrai. Deux ou trois françaises aussi, mais ceux-là ne connaissent pas leur métier ! Trop de mots, peu de discours.

LDIRECTEUR : Et les Anglais ?

LJEUNE HOMME : Ben Jonson est assez habile. Sir Marlowe a une scène que j’ai aimée, néanmoins il fait trop de bruit.

LDIRECTEUR (légèrement radouci) : Vous avez quand même quelques notions de littérature classique apparemment, puisque vous connaissez les œuvres de Ben Jonson et de Marlowe. Mais la question primordiale reste : avez-vous étudié consciencieusement, avec intelligence, Lear, Othello, Hamlet, Macbeth ?

LJEUNE HOMME : Qui sont ces Messieurs ? Je ne les connais pas.

LDIRECTEUR (écarquille les yeux) : Que dites-vous ? Vous n’avez pas lu Lear, Othello, Hamlet ?

LJEUNE HOMME : Pas du tout.

LDIRECTEUR (sursaute) : Vous ne connaissez pas les drames de Shakespeare ?! Vous ignorez qui était, qu’a apporté, quel grand génie était Shakespeare ?... Et vous voulez être auteur dramatique ? Mais qui êtes-vous, pour l’amour du ciel ?

LJEUNE HOMME : Je m’appelle Shakespeare.

 

 Suite du recueil